Le béton entre haine et fascination
En seulement quelques semaines, un compte Twitter mettant en avant “La France Moche” pour la dénigrer a atteint les 80 000 abonnés. Entre les dizaines de ronds-points moqués, on y retrouve des bâtiments de béton, de grands ensembles et de zones d’activités et commerciales. Face à ce mépris, la réponse de nombreux internautes a consisté à témoigner de leur amour immodéré pour cette architecture et du béton, alors même que nombre d’entre ses admirateurs n’ont jamais vécu dans ces ces quartiers. Comment dépasser cette bipolarisation entre mépris absolu et fétichisme du béton ?
Halte à la France Moche
En mars dernier, un compte twitter a explosé en l’espace de quelques semaines, autour d’un concept convoquée de nombreuses fois depuis 2010 : celui de La France Moche. Cumulant aujourd’hui plus de 80 000 abonnés, cette page recense de nombreuses photos de bâtiments, ronds-points, et autres zones industrielles considérées comme particulièrement laides par l’auteur. De nombreux twittos se sont alors pris au jeu en lui envoyant leur “horreur locale” préférée, menant à de nombreux débats et articles dans la presse quotidienne régionale, s’amusant (ou s’énervant) des commentaires désobligeants à l’endroit de leur patrimoine régional.
Si sa première publication concernait une maison dont l’isolation par l’extérieur effaçait les briques et l’architecture vernaculaire, les suivantes se sont souvent concentrées sur les mêmes cibles fétiches : les tours de béton des quartiers prioritaires, les zones commerciales, et autres ronds-points. Ces deux derniers objets sont d’ailleurs régulièrement attaqués, et font d’ailleurs immédiatement penser à Une de Télérama paru en 2010, intitulée justement “Halte à la France Moche”.
Désormais étudié dans la plupart des formations en sciences sociales de l’urbain ou en urbanisme, ce dossier a été et continue d’être fortement critiqué pour son mépris envers les zones péri-urbaines. Un débat toujours d’actualité comme on a pu le voir au milieu des années 2010 à l’échelle nationale lors du mouvement des gilets jaunes, ou plus récemment à celle du monde de l’architecture à travers un texte de Maxence de Block, prenant le contre-pied des publications dans le sillage de l’article de Télérama.
Mais il semble que le désamour pour le béton prenne une tout autre dimension lorsqu’on passe de ces zones périurbaines aux quartiers de grand ensemble : le mépris laisse chez certains place à une certaine haine. Nombre de publications du compte twitter ciblent des quartiers populaires plus ou moins proches du brutalisme, et plus généralement les quartiers de grand ensemble du milieu du siècle dernier. Les piscines Tournesol sont ainsi comparées à l’extraterrestre la soupe aux Choux, les étoiles de Givors à des favelas et le CHU de Caen à un barrage.
Bonjour. Les favelas de Givors : pic.twitter.com/41At0SBs0I
— La France moche (@lafrancemoche) February 5, 2023
À travers l’humour et quelques piques bien senties, l’auteur pointe de véritables problèmes que partagent la plupart des habitants comme des architectes — y compris les plus sensibles au béton. Qu’on pense à l’uniformisation et la disparition du caractère vernaculaire dans certaines régions, au manque d’entretien conduisant à la fameuse sarcellite dénoncée dans les années 80 et plus généralement à l’enclavement de ces “cités populaires”. Mais le dégoût pour le béton traverse les seules blagues d’aficionados de la brique.
“Vous voilà confrontés à des blocs de béton surmontés d’immenses et brutales tours, abritant des couloirs sombres qui sont un cadeau fait aux criminels et aux dealers. La police évoque souvent l’importance de repérer la naissance du crime, mais ces domaines en sont véritablement le berceau” – Cette phrase prononcée par l’ancien premier ministre David Cameron résume parfaitement l’association faite entre une forme urbaine donnée et la criminalité, qu’on retrouve dans différentes conceptions de l’urbanisme sécuritaire comme celle du CPTED (Crime Prevention Through Environmental Design) ou sa cousine française, la prévention situationnelle.
Safaris bétonnés
Si les paysages de béton ont longtemps (et encore aujourd’hui) été utilisés comme décors de films ou de série de science-fiction dystopiques on observe depuis le milieu des années 2010 un regain d’intérêt, de “hype”, pour ces gigantesques tours et barres et bétonnées de la part d’une grande partie de la jeunesse, notamment dans les milieux artistiques et de la mode.
Spécialiste du Goût du Moche, qu’elle a exploré dans son livre éponyme, la journaliste Alice Pfeiffer parle d’une “découverte des grands ensembles [qui] est devenu le safari des années post-Krach boursier. Un revirement qu’elle analyse comme “peu étonnant” puisqu’il s’agit d’un renversement de la “pyramide esthétique bourgeoise” comme il en survient régulièrement dans la mode comme dans de nombreux mondes culturels, mais également d’une fuite de la ville-centre : “loyers grimpants et gentrification obligent, voilà le béton devenu le nouveau terrain de jeux des modeux middle-class, qui n’y ont jamais grandi”
Ce “retour de hype” a ainsi exposé des millions de spectateurs aux Espaces d’Abraxas dans un des Hunger Games, ou aux Tours Aillaud de Nanterre dans les clips Glaive de Booba ou Brutalisme de Flavien Berger. Deux artistes qui peuvent sembler en apparence aux antipodes, mais qui se sont tous deux saisis de la force esthétique d’un tel patrimoine.
Réhabilitons le béton
Au-delà du caractère esthétique – au demeurant exceptionnel – de cette architecture, on a tendance à oublier la dimension utopique qui était portée par ses partisans et praticiens. Le brutalisme portait en lui une utopie sociale qui cherchait à créer des espaces égalitaires, fonctionnels et accessibles pour tous. Les architectes et les défenseurs du brutalisme croyaient en une vision progressiste de la société, où l’architecture jouerait un rôle central dans la transformation sociale, même si celle-ci ne s’est pas réalisée exactement comme prévu.
Il reste néanmoins essentiel de réhabiliter cette architecture, tant d’un point de vue des construction en elle-même comme cela a été fait aux Bleuets de Créteil ou pour la Mouzaïa à Paris, mais également pour les imaginaires qu’elle porte et qui lui a permis d’être en avance sur de nombreux sujets. C’est par exemple ce que fait depuis plusieurs années Croque Brique, qui propose des visites de tels quartiers avec une volonté pédagogique, pour comprendre cette architecture, ses principes, ses réussites et ses échecs, sans adopter une pure fétichisation de ce patrimoine.
Une telle réhabilitation, ou en tout cas une prise de recul et une réflexion sur les formes urbaines, pourraient se matérialiser en convoquant des figures de cette histoire qu’on a oubliées, éclipsées par Le (polémique) Corbusier. Moins de 6 mois après sa disparition, on pense ici évidemment à Renée Gailhoustet, elle-même moins connue que son partenaire architectural Jean Renaudie.
Elle s’est saisie dès les années 1960 du béton brut pour proposer un nouveau type de logement social qui s’est inscrit en faux avec le canon de la séparation des fonctions, pour au contraire les imbriquer. Il suffit de se balader dans la Maladrerie à Aubervilliers pour découvrir, à l’intérieur du grand ensemble, les différents niveaux et escaliers faisant communiquer commerces de pied d’immeubles avec espace public intérieur et terrasses végétalisées. Une architecture qu’on découvre en avance sur son temps, “faite pour être habitée, pour les gens”, où les usages sont au cœur de la réflexion, si l’on accepte de regarder au-delà du jugement initial.