“L’acte de construire, c’est un acte de soin” : retour sur le Festival Demain la Ville #3
La ville résiliente a le vent en poupe. Durant les années 2010 déjà, la “ville durable” s’était imposée dans le débat public comme un horizon à atteindre – à la fois pour répondre au défi de la transition écologique, mais aussi pour combler les besoins de nature des citadins. Résultat : pas une journée ne passe sans que la ville verte et désirable ne fasse l’actualité urbanistique. Dans les cénacles, tous les acteurs publics et privés s’échinent à remettre de la nature en ville – avec plus ou moins de réussite, il faut bien l’admettre. Mais on le sait aujourd’hui : une façade végétalisée ne suffit pas à recréer ce lien au vivant qui clame son absence dans les espaces urbains…
Comment penser la ville résiliente au-delà de cette végétalisation parfois cosmétique ? Comment embrasser toutes les réalités du sujet sans perdre de vue les citadins, qui sont évidemment les premiers concernés ? Pour y répondre, cette troisième table ronde du Festival Demain la ville, qui s’est tenu à Lyon le 22 septembre 2021, avait convié quatre experts aux regards pluriels : une chercheuse, deux bureaux d’études et une association, afin de mieux cerner les mille visages de la nature en ville.
Comme le rappelait Sylvain Grisot en ouverture du Festival, les confinements de 2020 ont rappelé avec fracas la nécessité de remettre de la nature en ville. Lise Bourdeau-Lepage, professeur des universités en géographie à l’Université Lyon 3 (CNRS UMR EVS), abonde en ce sens. “La crise de la Covid-19 a mis en évidence le lien qui existe entre la santé humaine et les interactions avec l’ensemble du vivant.” Mais elle va même plus loin, rebondissant sur “l’imaginaire de la nature réparatrice” évoqué par Patrice Duchemin sur la table ronde précédente :
“Les scientifiques savent depuis longtemps que la nature nous fait du bien, qu’elle diminue notre stress, augmente notre immunité. Mais aussi des effets positifs sur le lien à l’autre ! Dans un quartier végétalisé, il y a un taux de criminalité moins élevé, un niveau de bien-être plus élevé. Les scientifiques étaient au courant, maintenant les Français le sont aussi !”
C’est assez logiquement cette question de la nature réparatrice qui s’immisce au cœur des discussions entre les différents intervenants. Emmanuel Jalbert, Président-Directeur général d’In-Situ, une agence de paysages et d’urbanisme présente à Lyon depuis vingt-cinq ans, témoigne du virage entrepris par les collectivités pour intégrer (ou plutôt réintégrer) des espaces végétalisés dans l’espace urbain :
“On est passés d’une époque où il fallait qu’on convainque les élus qu’il fallait planter, à une époque où nous demande au contraire de planter davantage ! On est ainsi passés de commandes très minérales, très stériles, à des commandes où l’on peut faire plus de place à la vie, que ce soit les plantes, les humains et les non-humains, à travers des lieux de nature qu’on préserve.”
Là encore, la crise sanitaire agit comme un révélateur. “La Covid-19 l’a bien montré : on fait partie d’un écosystème. Cette question est devenue plus évidente et laisse davantage de marge pour faire de la place pour le vivant.” C’est d’ailleurs le maître-mot qui reviendra maintes fois au cours des échanges : le “vivant”, entendu dans toute sa globalité mais aussi sa diversité – incluant donc tout un ensemble de petites bestioles que l’on ne souhaite pas toujours voir. “La nature en ville, ce ne sont pas seulement les végétaux, ce sont aussi les animaux, renchérit Lise Bourdeau-Lepage. Il y a une nature désirée et une nature indésirée (les insectes, par exemple). Il y a une nature réelle et imprévisible, et une nature “virtuelle”, la techno-nature de Cannes, prévisible et idéalisée.” Et de conclure sur ce rappel à l’ordre, à l’attention des acteurs urbains qui souhaiteraient ne garder de la nature qu’une végétalisation de façade : “Si on instrumentalise trop la nature, on peut générer des effets pervers en termes de biodiversité !”
C’est d’ailleurs à cet écueil que s’attaquent Matthieu Arar et Ma Ville Verte, bureau d’études spécialisé dans l’agriculture urbaine, dont il est le directeur technique depuis quelques années. L’agence est d’ailleurs présente sur le site de la Cité des Halles, où se déroule le Festival, puisqu’elle a initié quelques potagers urbains ouverts au public. “Installer un potager dans une friche abandonnée et ça redevient un lieu de vie. L’agriculture urbaine a aussi un impact économique et social”, en plus de sa fonction nourricière qu’il ne faut pas négliger, résume l’ancien ingénieur agronome. De fait, la présence d’espaces productifs au sein des villes présente de très nombreux bénéfices, en particulier quand les habitants d’un quartier viennent y participer :
“Le lien social est au cœur de l’agriculture urbaine, parce que c’est une nature avec laquelle on interagit. Un potager, on s’en occupe, on l’entretient, on va manger ce qu’on récolte derrière. Ça peut contribuer à une meilleure appropriation de la ville et de son terroir. Quand on parle de ville inclusive, c’est important de garder à l’esprit ce lien avec nos territoires !”
La question du lien social traverse les interventions. Car en effet, comment parler du lien au “vivant” sans s’interroger sur la questions des humains qui habitent la ville mais en sont relégués aux marges, physiques ou symboliques ? En d’autres termes, peut-on penser la ville résiliente sans s’intéresser aux citadins les plus fragiles ? C’était pour nourrir cette interrogation qu’était convié Matthieu de Chalus, Directeur général d’Habitat & Humanisme Rhône, une association qui œuvre pour l’accès au logement pour les personnes fragilisées. “Dans le mot ‘résilience’, ce qui compte c’est de ‘faire avec’, de ne laisser personne de côté. Comment fait-on pour prendre soin de tous ceux qui constituent cet écosystème ? Soyons tous résilients, mais ensemble et avec beaucoup d’humilité.” Et de rappeler la nécessité d’inclure l’ensemble des acteurs urbains dans cet élan collectif, y compris des acteurs privés tels que Bouygues Immobilier. La démarche transitoire de la Cité des Halles était d’ailleurs un lieu d’accueil pour Habitat & Humanisme :
“Le rêve urbain que l’on peut porter, c’est nécessairement un rêve que l’on rend accessible aux plus fragiles d’entre nous. Il y a une myriade d’acteurs qui doivent un petit peu bouger leurs lignes pour rendre ce chemin possible. L’acte de construire, c’est aussi un acte de soin.”
Pour atteindre cet horizon aussi souhaitable que jonché d’obstacles, la nature peut jouer un rôle indirect en contribuant à “faire bouger les lignes”, justement. “Le fait d’avoir les mains dans la terre participe à un certain ralentissement”, rappelle Lise Bourdeau-Lepage. “On est de plus en plus soucieux de la durée de vie des lieux qu’on aménage, poursuit Emmanuel Jalbert. La résilience prend aussi ses racines dans la façon dont on compose avec ce qui existe et dont on le respecte. Par le passé, on a connu un urbanisme de ‘table rase’. On n’est plus du tout dans ce dispositif.”
De fait, l’urbanisme se transforme aussi grâce à la (re)découverte de ce rapport au vivant qui nous anime – et qui nous manquait clairement. Si la crise de la Covid-19 a montré à quel point les citadins rêvaient d’espace, dans tous les sens du terme, elle a aussi souligné la nécessité de faire évoluer les pratiques urbanistiques pour permettre de concrétiser des désirs de ville aujourd’hui contrariés. Et c’est aussi à travers l’expérimentation, dans les interstices, les vides, et les dents creuses appropriés par quelques potagers spontanés, que cet urbanisme de demain s’invente sous nos yeux.