Le marché clandestin : évoluer caché dans les espaces urbains
Nous poursuivons notre série sur les marchés avec un type de marché bien particulier : le marché clandestin. Parfois marché gris, parfois marché noir[1], le marché clandestin est difficile à définir. D’autant plus qu’existant au mieux dans les marges de la légalité, il se manifeste difficilement de façon concrète dans la ville – a fortiori de nos jours, quand les transactions par Internet sont plus rapides et discrètes. Dès lors, dans quelle mesure le marché clandestin continue d’exister aujourd’hui ? Et s’il existe toujours, quelles formes prend-il ?
Un marché né de la nécessité
De fait, le marché clandestin existe pour pallier un ou plusieurs besoins que l’offre légale n’est pas capable d’absorber. On pense évidemment aux biens illégaux (drogues, armes, services sexuels…), mais cela peut aussi bien être des produits de première nécessité, notamment dans les situations de guerre ou de crise. Plus récemment, le marché clandestin existe en tant qu’alternative bon marché par rapport à l’offre légale : vente de cam-rip[2] dans les couloirs du métro parisien, cigarettes ou tickets de transports en commun dans n’importe quelle métropole du monde…
Ses manifestations premières sont toujours assez informelles : pour avoir accès au marché clandestin, il faut être introduit, et gagner la confiance du ou des vendeur·se·s, garantir que l’on va garder le secret et ne pas prévenir les autorités. C’est pourquoi généralement le marché clandestin est circonscrit à l’habitat privé, qui attirera moins l’attention. Dans le meilleur des cas, même, ce marché clandestin n’aura pas de lieu fixe, et changera d’endroit régulièrement.
Le marché clandestin est donc susceptible de toucher tout un chacun , même si aujourd’hui on l’associe plus volontiers aux états voyous et aux pays en voie de développement. C’est vite oublier que jusqu’à la fin des années 1940, la France a connu le rationnement, et donc son pendant débrouillard, le marché clandestin. La France durant la guerre et dans l’immédiate après-guerre, le Japon pendant l’occupation américaine, les Etats-Unis pendant la Prohibition… autant de pays considérés comme “développés” qui, il y a moins d’un siècle, ont connu et ont eu besoin du marché clandestin pour survivre.
Bande annonce du célèbre film La Traversée de Paris de Claude Autant-Lara avec Jean Gabin, Bourvil et Louis de Funès, sorti en 1956
Pour cette raison, c’est également un objet urbain qui a fasciné la fiction. On pense par exemple à La Traversée de Paris, qui a pour cadre le Paris occupé. Mais le marché clandestin est aussi le parfait endroit pour faire agir des personnages interlopes – le marché clandestin étant souvent associé à la criminalité. On le voit dans un film comme Le Bon, la Brute et le Cinglé[3] (2008), ou encore dans certains tomes de la saga Tintin. Le marché clandestin agit alors comme un monde parallèle, isolé du monde légal, dont il est une sorte de miroir où tout est permis. Dans les films de science-fiction mettant en scène des sociétés dystopiques, un marché clandestin (parfois souterrain) existe bien souvent pour résister au régime totalitaire en place…
Trafics frontaliers
Et s’il est compliqué de saisir le marché clandestin dans ce qu’il représente géographiquement, certaines de ses occurrences sont tout de même plus simples à identifier. L’exemple qui parlera au plus grand nombre concerne les marchés gris frontaliers.
Par marché gris, on comprend la distribution de produits ou services, non contrefaits, qui ne sont pas foncièrement illégaux, mais dont la vente via certains canaux n’est pas autorisée par le législateur ou ses fabricants. Dans ce cadre, l’achat de biens, moins taxés (donc moins chers) dans des pays voisins, peut être considéré comme du marché gris.
En premier lieu, on pense aux achats – souvent de spiritueux et de tabac – dans des boutiques aux frontières (par exemple franco-espagnoles ou franco-italiennes). Ces zones franches sont tolérées par les pouvoirs publics (Schengen sert aussi à ça après tout) au grand dam des distributeurs français qui y voient un manque à gagner. Cette tolérance est tout de même limitée dans les quantités que l’on est autorisé à ramener.
Sans être à proprement parler des marchés clandestins, les marchés gris frontaliers secouent l’économie des marchés intérieurs dans leurs franges. Mais ils restent largement moins controversés que le dernier exemple que nous allons donner.
Les marchés aux faux
Car il existe de véritables marchés aux faux. Par faux, on comprend généralement les articles vestimentaires et de maroquinerie de luxe contrefaits, mais cela peut également concerner les produits cosmétiques, la bijouterie ou la parfumerie.
Lorsque l’on évoque ces marchés noirs, on pense inévitablement à la Chine, puisque l’Empire du Milieu (et Hong-Kong) représentaient plus de 80% des producteurs de produits contrefaits en 2013. L’essentiel de ces articles de contrefaçon est destiné à l’exportation, où ils seront vendus tant sur les marchés comme en France ou en Italie, que dans les boutiques des Chinatowns (notamment aux Etats-Unis).
Mais une partie de la contrefaçon chinoise est également destinée à un marché noir intérieur. A Shenzhen, Shanghai, Hong-Kong et dans d’autres métropoles du pays, des bâtiments entiers sont dédiés à la vente de contrefaçon de luxe. Ces immeubles ou galeries anonymes sont, comme tout marché clandestin, d’abord connu des initiés. Mais ils attirent de plus en plus les visiteurs étrangers, au point qu’ils sont de plus en plus mentionnés dans les guides touristiques.
Le marché clandestin a une réalité urbanistique indéniable. Mais du fait de sa désorganisation et de sa réinvention constante, nécessaire pour échapper à la loi, elle est très difficile à saisir. Et lorsqu’un marché clandestin s’institutionnalise (comme ce fut le cas à Shinbashi, Tokyo), il devient finalement un marché “normal”. Cependant, comme le marché standard, cette économie parallèle clandestine se dématérialise de plus en plus et passe aujourd’hui davantage par Internet.
[1] Selon Wikipédia : “Un marché gris voit s’échanger des biens par des canaux de distribution qui, s’ils sont légaux, ne sont pas autorisés par le fabricant ou le propriétaire original. Par comparaison, le marché noir voit s’échanger des biens et services qui sont illégaux par nature ou qui sont distribués par des canaux illégaux (ex. : recel, trafic de stupéfiants).”
[2] Il s’agit de films enregistrés – à la caméra ou au téléphone – dans la salle, puis pressé sur DVD, faisant fi de toutes les lois sur la propriété intellectuelle. Généralement, leur qualité n’est pas terrible.
[3] Réalisée par le coréen Kim Jee-woon, cette comédie d’aventure-western se déroule dans les années 1930 en Mandchourie sur fond d’invasion japonaise.