Faut-il tout rendre accessible ?
Les enjeux liés à l’accessibilité dans les centres-villes sont de plus en plus importants, à mesure que la population vieillit et devient citadine. Le papy-boom a en effet déjà commencé depuis quelques années, et les retraités représentent une catégorie à part entière de personnes à mobilité réduite. Les seniors sont également de plus en plus touristes, en particulier à destination des milieux urbains. Par ailleurs, les personnes à mobilité réduite représentent en réalité une part énorme de la population (femmes enceintes, personnes handicapées, enfants, personnes âgées, personnes ne comprenant pas la langue locale…) et l’un des enjeux de l’aménagement urbain est de pouvoir offrir à chacun le droit d’être quotidiennement autonome, en particulier dans les lieux publics.
Mais l’attractivité des centres-villes historiques doit pourtant son charme à ses ruelles étroites, à ses pavés grimaçants, à ses dédales de trottoirs sinueux. Symboles d’une richesse architecturale passée, et d’un caractère culturel local, ces éléments sont au même titre que certains bâtiments historiques source d’admiration pour les touristes comme pour les locaux. Alors faut-il à tout prix rendre accessibles ces centres chargés d’histoire au risque d’en dénaturer la poésie ? L’objectif des lignes qui suivent sera de mieux comprendre l’enjeu de l’accessibilité, et sa confrontation avec la morphologie des centres historiques. Comment donc trouver le bon équilibre entre inclusion sociale et attractivité urbaine ?
La mise en accessibilité comme enjeu quotidien de la société
Les enjeux liés à l’intégration des personnes à mobilité réduite sont de plus en plus importants depuis quelques dizaines d’années et depuis la prise de conscience progressive de leur situation parfois peu confortable dans l’espace public. Les mesures et initiatives en faveur de l’accessibilité pour tous commencent maintenant à intégrer chacune des étapes de conceptions et de constructions architecturales et urbaines à travers l’introduction de normes PMR.
Depuis la fin de la Première Guerre Mondiale et l’explosion du nombre de mutilés, on se rend compte que les personnes atteintes d’un handicap doivent être mieux intégrées à la société. Après avoir été longtemps stigmatisées, les personnes handicapées doivent donc à cette époque s’adapter pour entrer dans ce qui était considéré comme étant la « norme de la société ». Mais les années 60 et 70 sont le début d’une nouvelle vision de l’intégration des personnes à mobilité réduite. Dans un premier temps portée par les associations de personnes handicapées, la notion de mise en accessibilité est devenue de plus en plus cadrée légalement, et est même devenue le support d’initiatives diverses en faveur de l’intégration des personnes à mobilité réduite dans la société.
On y intègre l’idée selon laquelle c’est en fait l’environnement direct des utilisateurs des espaces publics qui active leur handicap. En d’autres termes et à titre d’exemple, une personne aveugle ne sera considérée comme handicapée que si l’environnement dans lequel elle évolue (rues, bâtiments, équipements…) ne lui présente pas d’informations qui lui permettent de pratiquer le lieu dans lequel elle se trouve (en l’occurrence une information auditive).
Simone Veil a porté en 1975 une première loi d’orientation en faveur des personnes handicapées, et les premières règles sont alors apparues en ce qui concerne des normes de mise en accessibilité dans les lieux publics. Suite à cette loi s’en sont succédées d’autres, couplées à des initiatives non contraignantes mais qui incitent à aller dans la même direction. Parmi ces initiatives, certains labels récompensent les territoires particulièrement performants en termes d’accessibilité (le label “Destination pour tous” en est un exemple depuis 2013), et certains concours sont également les moteurs d’une mise en accessibilité active chez certaines villes (Access City Award par exemple, depuis 2010).
Ces démarches volontaires, en parallèle de leurs obligations légales de mise en accessibilité, sont bien souvent initiées par des territoires urbains en recherche d’une reconnaissance certifiée, et donc d’une meilleure attractivité.
Une âme urbaine difficilement accessible
Le cadre légal étant donc posé, et obligeant les nouvelles constructions à obéir aux nouvelles normes, il concerne également le cadre existant qui doit être mis au diapason des nouvelles mesures. En France par exemple, toutes les communes ont pour obligation de réaliser leur Plan de mise en Accessibilité de la Voirie et des Espaces publics (PAVE) de manière à rendre leurs domaines publics accessibles. De la même manière, tous les établissements recevant du public existants ont pour obligation de réaliser les travaux qui permettent à tous d’y accéder et d’y effectuer les mêmes actions, sans distinction ni discrimination.
Mais rendre accessible le cadre existant signifierait notamment rendre accessibles les centres-villes, en particulier ceux qui sont historiques. En effet, quoi de moins accessible qu’une rue revêtue de gros pavés arrondis, déchaussés pour certains ? Quoi de moins accessible qu’un trottoir exigu qui n’a pas la largeur requise pour accueillir une personne en fauteuil roulant ? Quoi de moins accessible qu’un cheminement encombré d’une myriade de poteaux et de potelets souvent superflus ? En été, les terrasses prennent parfois toute la largeur du trottoir afin d’accueillir davantage de visiteurs, mais les personnes malvoyantes peuvent être freinées et désorientées, notamment lorsqu’il s’agit de les contourner, voire de devoir passer sur la chaussée dangereuse !
À travers ces quelques exemples, nous nous trouvons pourtant face à un dilemme. S’ils s’avèrent inaccessibles, ce sont pourtant des éléments qui font le charme des centres-villes, qui font leur attractivité, et qui les rendent vivants. Quelle aberration d’imaginer une piste de béton immaculée en lieu et place des charmantes rues pavées des vieux villages de caractère !
Comment déchiffrer la poésie d’une ville, comment lire son passé comme dans un vieux grimoire sans les témoins de sa construction, de sa destruction parfois, puis de ses évolutions urbaines ? Comme le vénérable arbre, marqueur des événements de son environnement (marques d’incendies, de sécheresses…), la ville héritée reflète le souvenir d’une société qui a évolué à travers les âges. La mise en accessibilité pour les populations à mobilité réduite dans le cas des centres historiques est en ce sens un défi auquel il faut trouver les alternatives les mieux adaptées.
Vers un équilibre harmonieux entre caractère urbain et accessibilité
Comment alors trouver un équilibre durable entre le charme de nos villes, ses aspérités délicieuses, et une mise en accessibilité performante, dont les enjeux doivent être appréhendés le plus assidûment possible ?
Globalement, la réglementation pour assurer une accessibilité optimale établit quelques grands principes : la largeur des cheminements doit être suffisamment large et ne pas présenter d’obstacles difficilement détectables ou qui bloque le passage, le cheminement doit également être suffisamment plat et franchissable sans efforts particuliers, les informations auditives et tactiles doivent compléter les informations visuelles… Bref, l’idée est de permettre à chacun d’accéder de manière autonome à toutes les informations et tous les éléments de la ville de la même manière.
En réalité, un grand nombre de ces normes d’accessibilité est transposable aux centres-villes sans grande difficulté à l’aide de méthodes techniques. Les travaux les plus importants et les plus coûteux concernent en fait l’élargissement éventuel des trottoirs et des cheminements piétons, puisque cela implique quasi systématiquement un empiétement sur la chaussée, actuellement réservée à la voiture.
Mais dans certains cas, il semble toutefois difficile de trouver une solution technique qui permette à la fois de donner une certaine autonomie aux personnes à mobilité réduite, et de conserver le caractère particulier et attractif du site. Certains peuvent par exemple trouver aberrant d’imaginer un Mont-Saint-Michel dont les rues pavées seraient remplacées par une interminable rampe de béton lisse, serpentant entre les pittoresques bâtiments en pierre, et les ascenseurs “trop modernes” pour le site. Dans un tel cas, une alternative “douce” pourrait être de faire appel à une aide humaine qui puisse accompagner les personnes à mobilité réduite au cours de leurs déambulations.
Il existe par ailleurs une multitude de services qui permettent d’offrir une méthode de substitution aux personnes qui ont des besoins particuliers en termes de mobilité. Plusieurs villes d’Europe proposent notamment des charrettes tirées par des chevaux, pour se déplacer dans le centre historique. Cette méthode permet de profiter au mieux du charme du site, par le biais d’un moyen de locomotion qui renforce le caractère historique de lieu visité.
Alors s’il est nécessaire de rendre accessible l’ensemble des lieux publics afin de les rendre praticables de manière égale par tous, il est légitime de se demander jusqu’où les aménagements de mise en accessibilité peuvent modifier l’environnement dans lequel ils se trouvent. Les milieux urbains dont la morphologie historique est attractive peuvent en effet perdre de leur charme si des travaux trop lourds les défigurent ou en tout cas dénaturent leur caractère. Il existe cependant des alternatives humaines, pour lesquelles du personnel est sollicité, mais qui ne garantissent pas une autonomie totale aux personnes à mobilité réduite. L’objectif est donc maintenant de trouver un équilibre entre cette autonomie sociale et fonctionnelle que l’on offre, et la sauvegarde de ce patrimoine historique et poétique de la ville.