Vientiane, quelle cohabitation entre centre commercial et marché traditionnel ?
Dans le trajet entre Bangkok et Hanoi, une étape de quelques jours à Vientiane, capitale du Laos, soulève les premières questions du séjour concernant le mode de financement et de planification urbaine dans un pays en plein boom économique. Dans cette ville où les modes de vie et de consommation sont encore aujourd’hui fortement marqués par une organisation traditionnelle, de grands projets tertiaires très occidentalisés voient le jour dans un contraste saisissant.
Matin et soir, des marchés « à la fraiche »
« Lo! La ! Lo! » difficile de se frayer un chemin pour le porteur de brouette dans la foule dense du Talat Sao (« Marché du matin »). Il est 6h du matin, le soleil est levé depuis un quart d’heure, et pourtant les quelques rues où se succèdent les étals sont noires de monde. Un homme tente, difficilement, de réguler à coups de sifflet le trafic composé de piétons, mobylettes, tuk-tuks et brouettes.
L’organisation du marché en apparence spontanée respecte manifestement un schéma bien établi. Les stands sans enseignes sont disposés à même le sol pour la plupart. On retrouve pourtant l’allée des plantes, celle du riz, celle des poissons…encore vivants à un bout de l’étal ils sont découpés à l’autre, trois mètres plus loin. Seuls les étals de viandes se trouvent sous une halle un peu plus formalisée. L’odeur y est forte, mais c’est surtout les sons qui surprennent ! On se croirait dans une fusillade finissante tant les coups des innombrables hachettes des différents stands s’abattent comme autant de balles dans des bruits sourds et irréguliers.
Au marché du matin, répond à partir de 18h le marché de nuit (on est au niveau des tropiques), qui se déroule en bordure de Mékong et est principalement consacré aux stands de textiles. Ainsi, on arrive la plupart du temps à faire ses courses à la fraiche. Dès 8h il fait en effet déjà très lourd. En revanche, durant la journée, Vientiane semble plutôt en prise à une certaine léthargie. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir, comme ailleurs en Asie, les vendeurs dormir à leur stand durant la journée.
Ce mode d’approvisionnement semble concerner la très grande majorité de la population. En journée en ville on trouve quelques marchands de rue mais peu de magasins exceptés ceux destinés aux touristes (agences, vêtements, massages).
La rive, un espace encore récemment ignoré sur une large partie
Le centre-ville, largement occupé par des ministères et des ambassades reflète bien cette sensation d’endormissement. Les monastères bouddhistes, nombreux et sur de larges emprises, sont souvent ouverts et traversés par les passants, comme autant de poumons de verdure et de spiritualité dans la ville qui contribuent à cette apparence de ville « en suspens ». Cependant, il serait trompeur de s’y fier entièrement.
En effet, dès que l’on arrive sur la rive du Mékong qui ici sert de frontière avec la Thaïlande, on aperçoit de nombreux projets de bâtiments en construction qui s’alignent sur plus d’un kilomètre. La bande de terre qui longe le Mékong, était jusqu’à récemment une grande friche sur toute la partie Ouest. Quand on voit les photos des inondations de 1996, qui arrivèrent jusqu’au cœur de la ville historique, on comprend la précaution de se tenir à distance du fleuve. Par ailleurs, l’héritage historique de défiance entre la Thaïlande et le Laos ont fait du Mékong une frontière assez hermétique bien plus qu’une façade d’échange, et, à part quelques pirogues, peu de navires semblent y circuler. Pour conjurer cette opposition historique les deux pays ont construit ces dernières décennies trois « Ponts de l’amitié » qui enjambent le fleuve d’un pays à l’autre. Le plus proche de Vientiane se trouve à 25 km, preuve que si l’amitié s’affirme il reste quelques réserves.
Des projets monumentaux…répondant à quelle demande ?
Reflet de la volonté du pouvoir actuel de soutenir le développement économique du pays par l’appel de capitaux étrangers, les projets de construction sont le fait de capitaux internationaux, en grande majorité Chinois, qui affluent en nombre depuis quelques années à Vientiane. De grands projets commerciaux (centres commerciaux, hôtels de luxe,…) voient le jour, et jurent pour le moment avec la ville actuelle. Ainsi, face au centre commercial en construction, des stands de marchands de rue y font un écho assez surprenant. D’un côté de la route on vante une « wonderful shopping experience » à grand renfort de photos où les figurants sont tous typés européens…de l’autre quelques stands proposent des produits simples acheminés parfois directement par barque depuis les îles au milieu du fleuve. Il est difficile de croire qu’en l’état actuel le projet ne soit pas largement sur-dimensionné ! D’autant qu’un autre centre commercial construit à proximité du Talat Sao il y a quelques années n’est toujours occupé que sur deux de ses quatre étages.
Les constructions sont assurées par des ouvriers exclusivement Chinois, comme c’est le cas pour le Dom Chan Palace, un immense hôtel de luxe en fin de construction qui domine la berge. Il permet à Vientiane depuis peu d’être doté d’un espace digne d’accueillir des congrès internationaux, mais est vide la majeure partie de l’année.
C’est là tout le paradoxe, si Vientiane veut pouvoir prétendre à un statut dépassant un simple rayonnement national ces chantiers tout surdimensionnés qu’ils paraissent semblent nécessaires aux vues des standards internationaux.
Une logique financière ambiguë
Evidemment, ces projets sont également l’occasion de rentrées d’argent importantes, dans la logique affirmée par le gouvernement laotien « turn land into capital ». Dès lors, les projets se font par opportunisme et germent à l’occasion d’un sommet de l’ASEM (Dialogue Asie-Europe, la ville en a accueilli un en 2012) ou de l’ASEAN pendant lesquels ils permettent de symboliser le réveil moderniste du pays.
Opportunistes, ils restent cependant conçus de manière raisonnée. Ainsi, l’aménagement de la berge et le remblaiement occasionné par les différents chantiers, auraient mis en danger les constructions tant nouvelles qu’anciennes si un canal n’avait pas été creusé en même temps pour prévenir des inondations du fleuve qui bien que très rares peuvent s’avérer terribles. Par ailleurs, l’appui de la coopération japonaise aux autorités laotiennes a permis la réalisation d’un plan d’urbanisation à 2050 de la ville…évidemment sujet à financement.
Reste qu’à l’heure actuelle, il est difficile d’imaginer une utilité quotidienne à ces infrastructures. Et pourtant, au rythme auquel le pays se développe, cela ne sera probablement plus le cas dans cinq ou dix ans. En effet, le Laos qui a quintuplé son PIB par habitant en 12 ans bénéficie encore aujourd’hui d’une croissance à 8 % annuel. La force des investisseurs à l’oeuvre derrière ces projets serait donc de ne pas s’attacher à une rentabilité à court terme pour mieux prendre position sur des territoires prometteurs à moyen terme. Une telle situation n’est évidemment pas à idéaliser ; manquant souvent de transparence, ne risque-t-elle pas de conduire à un développement particulièrement consommateur de ressources à l’image du développement chinois ? Une intégration plus aboutie des modes de vie traditionnels encore très répandus pourrait-elle permettre de proposer un développement atypique et plus responsable ? Une cohabitation des deux est-elle envisageable comme c’est le cas dans une certaine mesure à Bangkok ?