Urbanisme transitoire : comment créer de la valeur en accompagnant la mutation d’un site ?
En cette période d’incertitudes où le besoin de résilience demande la plus grande capacité d’adaptation de nos territoires, l’urbanisme transitoire se positionne comme un accélérateur des possibles. Non pas qu’il aille toujours plus vite que le projet urbain, mais il offre plus de voies alternatives pour entamer les régénérations urbaines dont nous avons tant besoin. Surtout, il nous autorise à prendre le temps. Prendre le temps de ne pas tout de suite refaire la ville sur la ville, mais plutôt la faire pousser petit à petit, de façon organique. Prendre le parti de ne pas toujours croître de façon linéaire, mais plutôt explorer des chemins de traverse en associant des acteurs inattendus pour mieux faire émerger la ville de demain : une ville relationnelle plus que fonctionnelle. Une ville qui sait réinventer son économie en renouant avec le sens premier du mot Oikos – l’art et le soin de gérer notre maison commune.
Le retour du MIPIM cette année à Cannes nous a fourni l’occasion de nous interroger sur le pas de côté que représente l’urbanisme transitoire par rapport à l’urbanisme classique avec les regards croisés de Mathilde Caboche, Adjointe au Maire de Marseille chargée de l’urbanisme et du développement harmonieux de la ville, Marc Dölger, Co-fondateur de Outsign Architecture missionné pour imaginer tous les services résidentiels requis pour faire vivre le Village Olympique à Paris en 2024 mais surtout leur réversibilité au-delà, et enfin le duo de choc lyonnais à la tête du montage et l’exploitation de la Cité des Halles : Orbiane Wolff, Fondatrice et Directrice d’AKKA Studio et Maxime Cadel, Responsable de Projets Urbains chez Urbanera, Bouygues Immobilier.
Que peut-on retenir des retours d’expérience de Marseille, Lyon et Paris ? D’abord le fait qu’il ne s’agit pas d’un simple effet de mode : en faisant muter la fabrique de la ville dans des directions inattendues, l’urbanisme transitoire devient un vrai levier d’adaptation pour répondre à un monde qui change et qui n’a de cesse de se réinventer.
L’urbanisme transitoire façonne un autre rapport au temps et à l’espace de la ville
Pour Mathilde Chaboche, face au temps toujours trop long que prend l’acte de bâtir pour transformer la ville, l’urbanisme transitoire permet de répondre plus vite aux demandes citoyennes, qui a juste titre se transforment en impatiences lorsque les projets urbains s’éternisent et que la population ne voit rien venir pendant des années, voire des décennies. Pour l’élue, l’enjeu ne consiste pas seulement à rapprocher l’horizon temporel de l’action urbaine, mais aussi à rapprocher les espaces en mutation des citoyens qui vont pouvoir les occuper. Loin de se cantonner uniquement aux friches, l’urbanisme transitoire assume dès lors un vrai rôle transformationnel à l’échelle de la ville toute entière. En posant la question de comment loger de nouveaux usages dans un tissu préexistant, l’urbanisme transitoire tente de trancher le nœud gordien que représente l’idée même de bâtir la ville sur la ville : rien de moins que d’instaurer une « sobriété généreuse ».
Sobriété des mètres carrés et sobriété des moyens. Générosité dans l’accueil des besoins du présent, sans pour autant vouloir figer des réponses toutes faites aux besoins du futur : « car l’on ne sait pas encore de quoi demain sera fait ». Générosité à l’égard des sols vivants : cesser d’artificialiser des mètres carrés épars toujours plus loin en périphérie pour accommoder des usages toujours aussi peu intenses. Faire plutôt le pari de sédimenter de nouveaux usages sur les couches préexistantes de la ville déjà-là.
Générosité qui se reflète dans l’ouverture des mètres carrés par leurs bâtisseurs aux acteurs de l’économie sociale et solidaire, aux acteurs culturels mais aussi plus largement à toute la population.
Faire émerger des écosystèmes d’acteurs autour de nouvelles façons de collaborer ensemble
Orbianne Wolff souligne que la valeur de l’urbanisme transitoire tient surtout aux synergies qui peuvent se former entre les acteurs lorsqu’ils s’associent en communautés d’intérêts capables de former un vrai écosystème qui se renforce dans le temps, à l’instar des écosystèmes naturels, eux aussi composés de communautés d’espèces qui apprennent à collaborer pour mieux vivre ensemble. Mais faire connaissance ne va pas de soi et savoir comment tirer le meilleur parti de cette co-présence demande du temps – un an, deux ans, voire trois ans. Ce temps nécessaire pour s’apprivoiser les uns les autres, pour être capables de se projeter ensemble dans l’avenir du projet, est incompressible. Cela demande de choisir les premiers acteurs à assembler avec doigté, corrobore Maxime Cadel, pour qui le succès de ces opérations demande d’identifier en amont des acteurs à la fois très différents et très complémentaires, « des acteurs qui sauront se renforcer mutuellement plutôt que se cannibaliser ».
« L’urbanisme transitoire est comme une grande colocation »
L’urbanisme transitoire est un moment du projet qui permet de tester des choses, de manière frugale, ce que la construction dans le neuf ne permet pas. Pour Maxime Cadel, le premier avantage du transitoire est qu’il offre le droit à l’erreur : « on peut se tromper, et il arrive que l’on se trompe. C’est aussi ce qui nous fait grandir. » Comment incorporer dans les bilans d’opération la valeur ajoutée de ces phases de tâtonnements et d’apprentissages ? Au-delà d’une simple logique de pay-back, comme le souligne l’un des membres de l’audience lors du débat, il nous faut trouver de nouvelles formes d’expression des externalités positives apportées par les synergies créées entre les acteurs portés par ces projets d’urbanisme transitoire afin que ce type d’expériences puisse essaimer plus largement au sein du monde de l’immobilier.
Quid du modèle économique à trouver ?
Le rôle des structures d’urbanisme transitoire ne s’apparente pas à de l’incubation classique. Pour Maxime Cadel la valeur ajoutée réside dans le soutien au mix d’acteurs plutôt qu’à chaque acteur individuellement : « Il ne s’agit pas tant d’aider financièrement tel ou tel acteur, ou d’accompagner la mise en place d’un modèle économique viable, mais plutôt apporter de la (co-)visibilité pour permettre aux acteurs déjà viabilisés qui rentrent dans leur phase d’expansion de continuer de grandir. » Mathilde Chaboche confirme ce besoin de repenser la question de l’argent, au-delà des subventions publiques ou privées et du don des m² « il ne faut pas oublier qu’une convention d’occupation temporaire est… temporaire. ». Plutôt que de se balader d’occupation transitoire en opération transitoire, c’est aux acteurs de se poser les bonnes questions pour tenter de monter leur propre modèle économique. Un modèle qui se doit d’être soutenable pour qu’ils puissent rendre leur structure viable dans le temps, en ayant pu profiter de ce temps suspendu qu’offre l’urbanisme transitoire pour leur gestation.
Le défi du transitoire est aussi celui posé par l’économie circulaire
« On vient créer une effervescence, mais l’enjeu est de savoir quand est-ce qu’on pourra récolter ce qu’on a semé ? Qu’est-ce qu’on va pouvoir transposer à plus tard ? ». Les étapes de la transformation de la ville sont longues et complexes et on n’a que trop rarement l’occasion de se reprendre, insiste à son tour Marc Dölger. « Certes, on a créé de la valeur à un moment donné, avec les JO. Mais que fera-t-on ensuite avec le mobilier urbain, avec l’art installé dans l’espace public ? Pourront-ils trouver leur place au sein des futurs immeubles de logement ? Viendront-ils animer les rez-de-chaussée ? ». Il s’agit de repenser cette autre sorte de friche, qui n’est certes pas une friche urbaine classique, mais une friche économique, fonctionnelle. La question est aussi celle de comment valoriser toute l’économie du chantier qui se met en place lors de ces phases de transformation. « La ville ne se bâtit pas toute seule : nous avons besoin de gens qui acceptent de venir la bâtir. Comment s’assurer qu’ils aient envie de venir ? Comment valoriser leur présence une fois qu’ils sont là ? ». Quand a contribué à faire naitre un quartier de ses propres mains, on est investi. Peut-on demander à ceux qui bâtissent de rester et faire vivre le quartier au-delà de la phase de chantier ? Le chantier est un gisement humain énorme qui reste aujourd’hui inexploité mais qui peut contribuer lui aussi à façonner la communauté de destin autour du nouveau quartier.
Assurer une programmation capable d’évoluer dans le temps pour accompagner l’essor de la vie de quartier
Activer un lieu éphémère ne doit pas servir qu’une seule et unique fois à réveiller la ville et ses usagers à de nouveaux usages, qu’ils soient ludiques, culturels ou de loisirs. Pour Marc Dölger, l’effort de développer un contenu programmatique évolutif doit se poursuivre dans le temps : « il faut peut-être soutenir des acteurs dont les offres sont un peu moins extraordinaires, moins spectaculaires, mais qui sauront rendre ensuite des services au quotidien pour le quartier. Les infrastructures à créer ne sont pas que physiques. Pour Marc, l’enjeu est aussi de « renforcer les infrastructures cognitives du quartier, par des initiatives liées à l’éducation, le retour à l’emploi. C’est surtout à cet égard qu’il faudrait parvenir à innover : « Saurait-on mettre en place une école éphémère ? Un centre de formation éphémère ? », s’interroge-t-il. Si la réponse n’est pas encore connue, l’expérience mérite à ses yeux d’être tentée.
Bâtir est un privilège : que peut-on faire de plus pour les gens ?
Dans 50 ou 100 ans, nous ne serons plus là, mais les immeubles que nous bâtissons aujourd’hui le seront encore. « Nous avons eu amplement recours à des logiques extractives pour artificialiser le territoire, mais que lui avons-nous légué en échange ? » Pour Mathilde Chaboche, nous avons tous à prendre nos responsabilités dans la chaîne décisionnelle qui autorise à bâtir des villes. «Avant de bâtir, nous devons nous poser la question : au-delà du logement, qu’est-ce que je peux apporter de plus pour que ce quartier vive mieux ? ». Poser la question aux habitants : « De quoi avez-vous besoin ? » est un bon moyen pour commencer à changer la relation, et on en a besoin collectivement, affirme avec conviction l’élue. Orbiane Wolff confirme que de partir à la rencontre des habitants et des usagers du lieu permet de faire émerger des points qu’on a peut-être sous-estimé au départ. A la Cité des Halles à Lyon, les enquêtes réalisées à la clôture de la première saison ont montré qu’il y avait un réel désir de venir en famille et de pouvoir profiter du lieu avec ses enfants. Connaître ce besoin a permis d’adapter la programmation de la deuxième saison : « on anticipe ainsi déjà sur la phase d’occupation transitoire les besoins du futur quartier ». L’idée est d’avoir recours à des principes de design actif : être force de proposition, tester diverses composantes, et obtenir très rapidement des retours d’usage sur ce qui marche et ce qui ne marche pas, pour affiner de façon itérative la programmation à venir.
Pérenniser les usages, plus que les lieux
Pour Mathilde Chaboche, ce n’est pas tant le lieu transitoire qui doit se pérenniser mais les usages qu’il permet d’éclore. Les lieux du transitoire peuvent bouger : le caractère mobile de leur implantation n’est pas incompatible avec la cristallisation des usages. « Le fait de bouger peut même s’avérer bénéfique puisqu’en incitant les gens à découvrir de nouveaux lieux, de nouvelles habitudes peuvent venir s’ancrer dans différents quartiers. ». Les usages transitoires ont aussi pour rôle de venir s’installer dans les creux laissés par la puissance publique, pour rattraper les déficiences liées à l’inégale répartition des services au sein des quartiers et compenser là où le besoin est avéré: des bibliothèques partagées, des cuisines solidaires, des micro-crèches, des ruelles végétalisées apportant plus de fraîcheur, sont autant d’exemples d’actions pouvant émerger de façon « bottom-up ». Une part de « débrouille » à l’initiative des acteurs privées peut alors s’avérer utile pour apporter du mieux-être aux quartiers, en parallèle aux efforts de rattrapage que mène la collectivité pour assurer ses services de base.
Comment anticiper la fin du transitoire ?
Aux yeux de tous les intervenants, le vrai problème se situe non pas tant dans l’amorçage mais dans la sortie de la phase transitoire : comment renoncer à l’idée que l’espace mis à disposition vous est dû ? Comment faire face avec grâce à la perte du lieu tout en bénéficiant de la communauté qu’offre la phase de croissance commune ? Maxime Cadel explore la question auprès des candidats dès le pitch initial pour trouver des acteurs qui à la fois veulent s’engager dans la durée et qui envisagent leur pérennité entre autres via leur capacité à payer un loyer. Résoudre l’équation de la pérennité implique de réfléchir ensemble à d’autres typologies de valeur que la simple valeur marchande. Il faut s’intéresser aussi à la valeur relationnelle que peuvent apporter ces acteurs à la fabrique de la cité.
L’urbanisme transitoire peut-il devenir la règle plutôt que l’exception ?
Au-delà de la question du loyer, qui oscille in fine beaucoup en fonction de la plus ou moins grande fragilité des modèles économiques individuels, l’enjeu est comment transférer la valeur collective créée par la production artistique et culturelle de l’écosystème tout entier à l’échelle de la ville. La priorité pour Mathilde Chaboche est alors de pouvoir mieux structurer des vraies filières autour de l’économie sociale et solidaire et de la culture, en mettant en avant ce qu’elles apportent comme valeur ajoutée à la cohésion économique, sociale et intergénérationnelle de la Cité. Bâtir la ville passera de plus en plus par ce travail délicat qui consiste à faire de la place aux acteurs et à leur permettre de nouer des relations au long cours. Tous les participants au débat en sont convaincus : l’urbanisme transitoire peut nous y aider, en devenant la règle plutôt que l’exception.
Par Sonia Lavadinho, anthropologue urbaine, fondatrice de Bfluid et auteure de l’ouvrage « La Ville relationnelle ».
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