Un monde sans ruines ?

28 Avr 2025 | Lecture 3 min

La fabrique urbaine en général, et l’architecture particulièrement, témoignent depuis toujours des sociétés passées, et de la manière dont vivaient et s’organisaient les civilisations précédant la nôtre. Pourtant, après l’édification des prestigieuses œuvres antiques mais aussi la réalisation d’ingénieux bâtiments modernes, il se pourrait que la production architecturale contemporaine déroge à la règle et ne parvienne pas à laisser de tels héritages patrimoniaux.

Et si l’époque dans laquelle nous vivons actuellement, qui a notamment conduit à l’émergence d’une société de consommation, industrielle et capitaliste, était vouée à ne plus produire de véritables ruines ? C’est l’une des questions que pose Bruce Bégout dans son ouvrage “Obsolescence des ruines. Essai philosophique sur les gravats”, paru en 2022 aux éditions Inculte.

La ruine : définition et temporalité

Avant de se poser la question de l’existence ou non de ruines dans un avenir proche, il est important de définir l’objet. Quel niveau de destruction un bâtiment doit-il atteindre pour être considéré en ruine ? Doit-il renfermer une particularité remarquable dans la manière dont il a été construit ou bien dans les matériaux utilisés ? À partir de quand peut-on parler de ruines après le délaissement total d’un bâtiment ? Selon Bruce Bégout, et d’après les quelques auteurs cités au début de son ouvrage à l’instar d’Arthur Schopenhauer, Aloïs Riegl ou encore Rebecca Solnit, les conditions essentielles qui les caractérisent sont les suivantes : “il doit tout d’abord y avoir des constructions humaines abandonnées, et surtout qui subsistent un certain temps dans cet état. Il faut ensuite que le regard que les hommes portent sur elles y perçoive autre chose que de simples débris sans intérêt”.

Dans les dernières pages, il insiste sur le fait que “seul peut devenir ruine ce qui n’est pas tout de suite remplacé. Ce qu’on laisse, pour diverses raisons, se dégrader sans intervenir”. Il met ainsi l’accent sur toutes les dimensions temporelles d’un monument, qui pour devenir ruine, doit être investi mais aussi être délaissé pendant une certaine durée. Et c’est d’ailleurs ce deuxième point qui démontre toute l’ambivalence d’une ruine, reflétant conjointement sa nécessaire solidité pour traverser les décennies, voire les siècles, et son inévitable fragilité face au temps qui provoque sa décomposition.

Théâtre romain de Timgad, Algérie © Carole Raddato

Théâtre romain de Timgad, Algérie © Carole Raddato

L’accent est également mis sur la rapport qu’entretiennent les humains avec ces édifices en dégradation. La ruine, pour être considérée comme telle, doit susciter de l’affection, de la curiosité ou encore de la nostalgie. Elle doit provoquer l’envie de découvrir une histoire ou la volonté de visiter des vestiges, pour une raison ou une autre. Et en perdant sa fonction initiale d’habitat, d’équipement, de commerce, elle doit développer une nouvelle forme d’attraction et d’attachement. Alors qu’est ce qui change aujourd’hui et qui pourrait bien amener à une ère sans ruines : l’impact du temps sur nos bâtiments ou l’intérêt que nous portons sur eux ?

Produire, consommer, jeter

Le constat fait par Bruce Bégout, et partagé par les philosophes, historiens, architectes et agents immobiliers cités dans cet ouvrage, est que notre société moderne est basée sur la rationalité et la fonctionnalité. Et que la standardisation industrielle est naturellement en train de transformer la manière dont nous concevons, et considérons, nos villes. En perte de qualité, de résistance, les nouvelles constructions sont de plus en plus fragiles, friables, remplaçables. Nos logements, bureaux, écoles deviennent de simples biens de consommation, des produits que nous fabriquons, utilisons puis jetons, à l’instar d’un aliment périssable. Des “ersatz d’urbanité” qui renouvellent progressivement nos paysages urbains.

Ce système productif dans lequel nous vivons, ayant émergé en lien étroit avec les fondements du capitalisme, fait que tout devient rapidement obsolète, avant même d’avoir durablement servi. Et l’urbanisme n’échappe malheureusement pas aux principes de la société du “on consomme et on jette”. C’est d’ailleurs en cela que l’étude des ruines peut se révéler particulièrement intéressante, car elle reflète, assez justement et fidèlement, nos modes de vie et nos fonctionnements sociaux, comme l’affirmait, entre autres, Tocqueville.

La planification de l’obsolescence

En l’occurrence, ce qui devrait ressortir du modèle social et économique actuel, est que l’appauvrissement et l’obsolescence de nos monuments sont bel et bien programmés. En effet, les dates de péremption de nos immeubles, leur “devenir-jetable”, sont à présent visibles et prévisibles. Il ne s’agit ni d’un hasard ou d’une anomalie, mais bien d’une planification urbaine réfléchie et assumée.

Déconstruction par grignotage du square Weber, quartier Bernon à Epernay (51200) dans le cadre du chantier de l'ORU - opération de renouvellement urbain © Flickr

Déconstruction par grignotage du square Weber, quartier Bernon à Epernay (51200) dans le cadre du chantier de l’ORU – opération de renouvellement urbain © Flickr

Que cela soit dans les formes et dans les modes de construction, des changements structurels s’opèrent depuis quelques décennies et conduisent à ces résultats. L’auteur affirme que “L’architecture moderne vieillit mal, c’est à dire que les matériaux employés (acier, béton, verre) comme les techniques de construction choisies sont incapables de produire, tout d’abord des bâtiments solides, puis des ruines également résistantes”. Et cela, à un rythme plutôt élevé par rapport à l’échelle humaine : “Qu’en est-il d’un monde où, en raison de leur désuétude programmée, les bâtiments ont une espérance de vie aux moins deux fois inférieure à celle des être humains ? Où, au cours d’une existence moyenne, un homme assiste ainsi à la disparition de plusieurs générations de bâtiments ?”, nous questionne-t-il.

Cette fabrique urbaine issue de la modernité tardive, qui se décompose bien plus vite qu’avant et qui appauvrit globalement nos espaces locaux et historiques, génère ainsi différents espaces, eux-mêmes qualifiés par différentes nomenclatures. L’artiste Robert Smithson parle de “ruines à l’envers” pour illustrer ces édifices archi-communs de la banlieue New-Yorkaise qui s’érigent en ruines avant même d’être construits, incarnant l’architecture vernaculaire des bords de route et “l’architecture d’entropie”. L’architecte et scénariste  néerlandais Rem Koolhaas aborde, quant à lui, le “Junkspace”, un environnement poubelle, pur produit du XXe siècle, qui connaît son apothéose au XXIe siècle. Un “vaisseau terrestre”, plutôt laid, de mauvaise qualité non durable, qui se consomme finalement lui-même.

Bien que tout cela nous dépeigne une vision peu glorifiante de l’urbanisme et de l’architecture, il peut tout de même, comme le rappelle Bruce Bégout, renfermer des vertus : “celles de la mobilité, de l’audace, de la sincérité, de l’expérimentation, de l’absence de culpabilité, de la spontanéité, etc. L’anarchie du junkspace est ainsi un des derniers moyens tangibles de faire l’expérience de la liberté”.

Un changement de fonction de la ruine ?

Et si cette nouvelle expérience de liberté permettait de renouveler les vestiges de nos villes, tout du moins, notre attachement envers eux ? Les junkspaces ne produisent en réalité pas de ruines, tout au plus des débris, étant donné leur fragilité et leur banalité. Mais bien qu’ils ne puissent accéder à ce statut, la découverte de leurs décombres provoque pourtant un certain regain d’intérêt pour de nombreuses personnes. C’est le principe de l’exploration urbaine, aussi connue sous le nom d’urbex ou Haikyo au Japon. Une pratique pour laquelle des hommes et des femmes, par curiosité ou soif d’aventures, arpentent des monuments délabrés, et se les réapproprient, en quelque sorte.

Fishtown, USA © Ashim D’Silva via Unsplash

Fishtown, USA © Ashim D’Silva via Unsplash

En traduisant la pensée du poète et romancier britannique Iain Sinclair dans son oeuvre “London Overground”, Bruce Bégout la décrit comme “une passion contemporaine des délaissés urbains, des résidus d’opérations immobilières et urbanistiques, des aménagements ratés, abandonnés, dégradés avant l’heure”. Il ajoute à cela une analyse sociologique du mouvement et affirme que cela “repose sur une espèce de refoulement inconscient des conflits sociaux (chômage de masse, dégâts de la flexibilité au travail, de la réduction des coûts et du dumping social)”.

L’auteur partage ainsi une multitude de points de vue, de références et d’explications sur l’histoire des ruines. Il dresse un état des lieux documenté et questionne l’avenir de la fabrique urbaine. Quels types de ruines notre société laissera-t-elle derrière elle ? Comment pourrions-nous modifier les pratiques actuelles pour garantir la durabilité de nos bâtiments ? Et qu’en est-il des alternatives possibles, notamment des structures modulables et éphémères qui, certes, ne produiront jamais de ruines solides, mais qui répondent à des urgences sociales et écologiques et à des besoins immédiats ?

LDV Studio Urbain
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