Transition écologique, quand les étudiants s’impatientent
Face à l’urgence environnementale, de plus en plus d’étudiants en urbanisme s’étonnent de ne pas se voir enseigner le développement durable et l’urbanisme transitoire. Regroupés en collectifs au sein de leurs établissements, ils s’efforcent de pallier ce manque en organisant des débats et ateliers. Des initiatives qui illustrent une certaine inertie dans l’enseignement de la fabrique de la ville dans les grandes écoles. Rencontre avec l’association Villes et Décroissance qui s’efforce d’ouvrir un débat critique dans la formation de l’école urbaine de Sciences Po.
Un pavé dans la soupe
Une douzaine d’étudiants s’affaire dans un restaurant associatif du 10ème arrondissement. Autour d’une grande table, ils épluchent des monticules de légumes et remplissent des marmites démesurées. Un téléphone peine à diffuser une playlist d’ambiance, mais la discussion va bon train pendant que dans les fourneaux une équipe s’efforce d’allumer le gaz. On en oublie presque le dimanche de novembre froid et pluvieux derrière la vitre. Étudiants du master STU de l’école urbaine de Sciences Po, ils organisent une « disco soupe », un repas cuisiné avec des invendus de marché. Tous membres de l’association Villes et Décroissance, ils ont convié des membres d’associations similaires, tous préoccupés par l’enseignement de l’écologie dans leur cursus.
L’association est jeune, elle a été créée un an plus tôt lorsque, au détour d’un verre, deux étudiantes de première année s’interrogent sur le contenu de leurs cours. La façon dont leurs professeurs présentent, ou plutôt omettent de présenter la question environnementale les préoccupe. L’une d’elle, Alexia Beaujeux, raconte les premières heures de l’association : « On a commencé par faire un post Facebook sur la page du master : « Est-ce que ça vous dérange qu’on parle des villes surtout comme un lieu où maximiser la croissance et dans une perspective de production de richesse ? ». » Le pavé est jeté dans la mare. Un collectif d’une douzaine de personnes se rassemble rapidement pour décider collectivement de la marche à suivre.
Stratégie du rentre-dedans
L’acte de naissance de l’association est l’écriture d’un manifeste qui pose par écrit leurs réflexions et leurs ambitions : « Tel qu’il est construit aujourd’hui, le master Stratégies Territoriales et Urbaines (STU) ne nous permet pas d’appréhender la rupture énergétique à venir et les enjeux urbains liés à la fin inéluctable de la croissance. (…) La création du collectif Villes et décroissance vise à compléter l’offre pédagogique du master par une nécessaire formation à ces enjeux. » Volontairement rentre-dedans, le nom de l’association et le manifeste rejettent d’emblée l’idée d’un développement durable qui marierait croissance et transition écologique.
« On était d’accords sur des bases. Dès le début on sait qu’on s’oppose au développement durable. Les ressources naturelles sont limitées, les stocks d’énergie sont limités donc il ne peut pas y avoir de croissance économique illimitée » résume Alexia Beaujeux. « Dans le post Facebook il y avait aussi la dimension « où sont les territoires ruraux ? » complète Victor Fighiera, autre membre de l’association. Il faut savoir qu’on est dans un master qui s’appelle Stratégies Territoriales et Urbaines, pas seulement Stratégies Urbaines. Et on ne voyait pas les territoires ruraux. C’est regrettable parce que pour nous ils sont très importants. Les métropoles sont dépendantes des territoires ruraux. »
Ouvrir le dialogue
Concrètement, l’association se fixe trois objectifs : se former, sensibiliser et convaincre l’administration de faire évoluer la formation. L’association commence par organiser des ateliers lecture et des débats avec des spécialistes dans les locaux de leur école. Un dialogue s’établit ensuite avec l’administration dans l’espoir de faire évoluer la maquette pédagogique. En réponse aux demandes d’intégrer une discussion sur la décroissance dans le cours d’économie, l’administration suggère d’aller voir leur professeur d’économie directement. Et comme pour tester leur sérieux, celui-ci leur propose d’assurer eux-mêmes les deux prochaines heures de cours. « Trois étudiantes ont préparé un cours sur la critique des modèles économiques et l’ont délivré, explique Alexia Beaujeux. C’était incroyable parce que pendant deux heures, tous les étudiants, même ceux qui n’étaient pas d’accord avec nous ont pu nous écouter. »
Forts de cette expérience, l’association espère maintenir l’exercice pour les promotions futures. Cette crédibilité fraîchement acquise auprès de l’administration permet certainement d’établir un dialogue rendu d’emblée difficile par la radicalité de leur position. En effet, leur postulat décroissant est tout aussi fédérateur que clivant. Selon les responsables de Villes et Décroissance, la décroissance est surtout mal comprise. « Les premiers rendez-vous on a eu l’impression qu’ils ne savaient pas de quoi on voulait parler, mais il y avait un vrai intérêt de leur part, du fait qu’un collectif d’étudiants et d’étudiantes se mobilise, raconte Victor Fighiera. En fait, on ne lutte pas contre des gens qui savent très bien de quoi on parle et qui y sont radicalement opposés, il s’agit plutôt trouver un discours intelligible pour se faire entendre clairement. De plus en plus, notre rôle est de produire des connaissances et de les rendre entendantes pour nos responsables pédagogiques. »
Un mouvement plus large
Une réalité également observée par le Shift Project, think tank reconnu d’intérêt général qui oeuvre en faveur de la transition énergétique. Celui-ci présentait le mardi 20 novembre un rapport intermédiaire sur le thème « Mobiliser l’enseignement supérieur : condition indispensable à la transition énergétique ». Parmi les constats du rapport, les principaux sont l’intérêt croissant des étudiants pour les enjeux environnementaux et l’inertie des enseignements proposés. « Il serait surprenant que le système de l’enseignement supérieur, de par sa construction historique, soit adapté aux enjeux du changement climatique et aux profonds changements nécessaires pour y faire face. » En effet, « le manque de souplesse de l’enseignement supérieur et du monde académique semble constituer un frein au changement » observe le rapport. Pourtant poursuit-il, le soutien des directions d’établissement comme des entreprises est une condition sine qua non à la pérennisation d’initiatives novatrices et donc à la transition.
« On ressent nettement ce problème d’employabilité » affirme Lalie Ory. Cette étudiante à l’ENSTA (École Nationale Supérieure de Techniques Avancées) explique comment, en année de césure, elle a eu beaucoup de mal à trouver un stage qui allie ses convictions personnelles écologiques et sa formation. « On nous vend des possibilités infinies de débouchés quand on est en école. Mais en fait quand on veut s’engager dans cette voie elle s’avère très restreinte. » Au delà de l’école urbaine de Sciences Po et au-delà des formations en urbanisme, le sujet semble se propager. En octobre, le manifeste pour un réveil écologique était publié par des étudiants de plusieurs grandes écoles françaises dont HEC Paris, Centrale Supélec, l’École Polytechnique ou l’ENS Ulm.
Manuel des actions concrètes
Sur le site du manifeste aujourd’hui signé par plus de 25 000 étudiants, on peut lire : « Nous présentons dans ce manifeste la contradiction dans laquelle nous nous retrouvons alors, étant conscients de la situation [écologique] mais enfermés dans des perspectives d’avenir professionnel qui ne semblent souvent pas aller dans le sens de la résolution du problème, pourtant vitale. » Parmi les signataires, Amélie Charoy, étudiante à AgroParisTech, assiste à la Disco soupe de Villes et Décroissance. Elle présente le prochain projet du collectif d’étudiants à l’origine du manifeste : rédiger collectivement un manuel de 100 actions concrètes, qui touchent à la fois à l’enseignement et à la vie des campus pour mettre en mouvement la transition écologique. « Ça ne sert à rien de mettre des arbres sur un campus si on ne nous apprend pas pourquoi. Et inversement, ça ne sert à rien de nous faire un cours sur la transition si le professeur vient en 4×4. Le manuel servira d’outil pour que les étudiants aillent voir leur administration et qu’ils fassent le point ensemble. »
Si à l’échelle du master STU, les membres de Villes et Décroissance ne peuvent pas encore revendiquer de franche victoire sur leur maquette pédagogique, ils participent certainement d’un mouvement étudiant plus large. Forts de s’être formés eux-mêmes en dehors des cours dispensés, ils sensibilisent autour d’eux et créent désormais des passerelles entre différentes grandes écoles.