Tour du monde des marchés : les marchés spécialisés, sur la sellette ?
Espaces protéiformes, les marchés ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre, voire d’une ville à l’autre. Pourtant, ils ont tous en commun d’être des lieux d’échanges, d’abord commerciaux, mais aussi humains. Ces ensembles urbains fascinants méritent donc bien une série d’articles dans ces colonnes, que l’on déroulera selon une typologie non-exhaustive. Et la récente fermeture et démolition du célèbre marché aux poissons de Tokyo est le prétexte parfait pour lancer ce premier épisode, en nous intéressant aux marchés spécialisés !
Car quand on parle de marché, on visualise souvent un ensemble d’échoppes temporaires, vendant des produits divers et variés. Dans l’acception standard du terme, le marché français est constitué a minima d’un stand de primeurs, d’un autre de boucherie, d’un troisième de poissonnerie et d’un quatrième de crèmerie. Le marché – et son avatar contemporain, le supermarché – concentre l’espace d’un instant et en un même lieu différentes activités commerciales habituellement éparpillées. L’attrait du marché occidental est varié, permettant une économie de temps puisque le chemin est court d’un point de vente à l’autre. C’est également un lieu d’échanges, où l’on va retrouver proches et/ou voisins, ajoutant un aspect social à la tâche a priori rébarbative que sont les courses. En prenant tous ces éléments en considération, le concept de marché à grande échelle spécialisé dans un type de produit nous semble antinomique. On sait qu’il existe des quartiers commerciaux spécialisés. Mais à quoi bon concentrer cette notion à l’échelle d’un marché ? Explorons quelques exemples parlants pour essayer de comprendre le phénomène…
Tsukiji, le ventre de Tokyo qui déménage
On ne pouvait évidemment pas se contenter de simplement citer Tsukiji en introduction. Le célèbre marché aux poissons de Tokyo a longtemps été un des points de repères pour les gastronomes avides de nourritures japonaises. Et pour cause : avec une superficie de plus de 200 000 mètres carrés, près de 900 vendeurs assermentés et un turnover de plus de 700 000 tonnes de poissons et fruits de mer par an, Tsukiji était tout simplement le plus grand marché aux poissons du monde. Était, car en octobre 2018, Tsukiji a fermé ses portes pour déménager sur le marché de Toyosu, quasiment deux fois plus grand. Ce déménagement d’un site historique – Tsukiji dans sa forme la plus récente était vieux de plus de 80 ans – est une sorte de crève-coeur tant pour les touristes que les locaux, pour qui ce marché-ville faisait partie des rares lieux-monuments de Tokyo reconnu à l’international. Mais ce déménagement répondait à des impératifs de sécurité (l’espace de Tsukiji ne remplissait notamment plus les normes anti-incendie) et hygiéniques. L’approche des Jeux Olympiques de 2020 y serait également pour quelque chose.
Certain·e·s de nos lecteur·trice·s les plus âgé·e·s se souviennent peut-être avec nostalgie des Halles parisiennes avant leur déménagement à Rungis, et voient dans le déménagement de Tsukiji la répétition d’une erreur. Cependant, là où les Halles étaient un marché alimentaire varié, à destination des professionnels comme des particuliers, Tsukiji, et donc Toyosu, sont d’abord et avant tout des marchés à destination des professionnels, avec des rites bien précis : la vente du thon le matin, les chefs circulant dans les allées pour repérer les différents produits qu’ils réceptionneront plus tard dans leurs restaurants… Et c’est là tout l’intérêt d’un marché presque uniquement tourné vers les produits de la mer.
A Tsukiji, on vendait plus de 700 types de produits différents, essentiellement des poissons et des fruits de mer, mais aussi des algues, des oeufs de poisson ou de la baleine, à des gammes de prix extrêmement différentes[1]. Si le concept de “marché aux poissons” peut sembler de prime abord un tantinet monomaniaque et finalement vain, c’est moins le cas en prenant conscience de la variété des produits vendus sur place (a fortiori dans un pays ichtyophage comme le Japon, qui en plus possède l’une des plus grandes flottes de pêche du monde !). Des siècles de tradition culinaire ont permis aux chef·fe·s japonais·e·s de perfectionner la préparation de tous ces produits issus de la pêche et de l’aquaculture. Un marché entier dédié uniquement à l’iode n’est donc pas surprenant, dans une ville qui compte plus de 150 000 restaurants.
Le paradis du fruit : Paloquemao
Cependant, à l’instar de Rungis, Tsukiji et Toyosu sont des marchés d’abord destinés aux professionnels[2]. Existe-t-il des marchés de bouche spécialisés pour les particuliers ? La réponse est oui. Et un de ces marchés spécialisés ouverts à toutes et à tous est le spectaculaire marché de Paloquemao, à Bogota en Colombie. Si à Paloquemao on trouvera des boucheries et des poissonneries, ce qui fait la réputation de l’endroit est son incroyable marché aux fruits.
L’explication de cette spécialisation est simple : Bogota est la capitale d’un pays à la biodiversité invraisemblable, concentrant entre 10 et 20% de l’ensemble des différentes espèces de plantes poussant à la surface totale du globe. En conséquence, une multitude de fruits inconnus sous nos latitudes se cachent en Colombie. Et en tant que capitale, située globalement au centre du pays, Bogota – et donc le marché de Paloquemao – fait office de hub, où l’ensemble des produits nationaux convergent.
Pour les touristes, c’est évidemment un paradis encore relativement absent des guides, et donc la parfaite opportunité de vivre une expérience hors des sentiers battus, en goûtant des fruits inconnus de leurs papilles jusqu’ici. Et pour les locaux, Paloquemao est le symbole d’un retour à la terre : comme partout dans le monde, Bogota n’a pas échappé au développement des supermarchés, tuant à petit feu le commerce de proximité, et uniformisant les produits et les goûts. Paloquemao propose l’opposé, avec une variété de produits représentatifs du pays.
Une tradition qui se perd : les marchés aux fleurs
Terminons ce tour d’horizon avec des produits moins comestibles mais tout aussi périssables que les aliments frais : les fleurs. Si pour le commun des mortels les fleurs s’achètent d’abord chez le fleuriste, il existe une multitude de marchés aux fleurs. A partir du XVIIIe siècle, ces marchés parfumés et colorés se développent d’abord en Europe, puis dans le reste du monde. Exposer des fleurs exotiques fraîches était un symbole de richesse, en conséquence de quoi une économie florale mondialisée a vu le jour. Et pour vendre ces fleurs du monde entier, quoi de mieux qu’un marché ?
S’ils sont (ou étaient, car les marchés aux fleurs tendent à disparaître) de taille relativement modeste, le poids commercial de ces marchés spécialisés est non négligeable, au point qu’ils ont laissé des traces dans la toponymie des villes. On trouve des Places du Marché aux Fleurs un peu partout en France et en Navarre[3], un Campo dei Fiori à Rome, ou encore un Bloemenmarkt à Amsterdam. C’est d’ailleurs aux Pays-Bas que se trouve le plus grand marché aux fleurs du monde, à Aalsmeer, où chaque jour plus de 20 millions de fleurs sont vendues.
De bourg construit sur un polder asséché, Aalsmeer est rapidement devenue une ville agricole et horticole où se retrouvaient producteurs et vendeurs de fruits et de fleurs pour négocier les prix avant de les envoyer à Amsterdam, située à un jet de pierre au nord-est. Compte tenu de la puissance commerciale hollandaise aux XVIIIe et XIXe siècles et de l’implantation de comptoirs néerlandais un peu partout dans le monde, bientôt des plantes du monde entier ont commencé à transiter à Aalsmeer. C’est ainsi que s’est établie la réputation de la ville, qui aujourd’hui est considérée comme la Wall Street de la fleur. Les acheteurs et vendeurs s’y retrouvent pour des ventes aux enchères de gros. Les lots de fleurs – encore en pots – sont ensuite dispatchés dans le reste de l’Europe et du monde, auprès de fleuristes. Paradoxalement, ce qui fut un modeste marché aux fleurs est progressivement devenu responsable de la fermeture progressive des marchés aux fleurs d’Europe.
Si certains sont voués à disparaître pour différentes raisons, les marchés spécialisés sont des événements qui représentent de façon originale et traditionnelle leurs lieux d’implantation. Ils n’y sont jamais nés par hasard, et on se déplace dans ces lieux d’exception pour découvrir une culture, une ambiance, et s’approvisionner bien sûr. Si Tsukiji a pu grossir de la sorte dans les années 1930, c’est parce que les cultures piscicoles et culinaires japonaises le permettaient. Si Paloquemao existe, c’est d’abord grâce à l’incroyable biodiversité colombienne (et à la géographie de Bogota) qui permet la production d’une quantité exubérante de fruits. Et si Aalsmeer s’est faite un nom dans le monde floral, c’est évidemment grâce à la tradition commerciale néerlandaise.
Le marché monomane a quelque chose d‘unique et de fascinant que les marchés éclectiques n’ont pas, et on souhaite longue vie aux villes où se sont développées cette précieuse attraction territoriale.
[1] Lors de la vente au thon du Nouvel An 2013, un thon rouge a été vendu pour plus de 150 millions de yens, soit plus de 1 320 000 euros !
[2] Dans ces trois marchés sités, les particuliers peuvent aussi faire des emplettes. Mais des règles plus strictes leurs sont imposées, comme des horaires spécifiques.
[3] Parmi les plus célèbres, mentionnons le marché aux fleurs de l’île de la Cité à Paris, la Place du Marché aux Fleurs de Châlons-en-Champagne, et celle de Montpellier.