À Toronto, les habitants essayent de freiner l’offensive de Google
Nous en parlions le mois dernier, la Chine est en train d’expérimenter des solutions de surveillance de masse grâce à ses nouvelles technologies d’aménagement urbain. À Toronto, un projet de smart city mené par Alphabet (la maison-mère de Google) préoccupe les habitants. Face à la communication bien huilée du géant californien, des mobilisations citoyennes appellent à plus de transparence.
Que faut-il comprendre de la mobilisation citoyenne contre Quayside, le village du futur planifié par Sidewalk Labs à Toronto ? Rien d’illégal n’est reproché à la société sœur de Google, sinon d’entretenir le flou artistique sur son projet, pourtant à la confluence d’enjeux de démocratie et de gouvernance digitale.
La ville autonome selon Google
« Officiellement lancé en 2001, Waterfront Toronto a un mandat de 25 ans pour transformer 800 hectares de friches industrielles sur le littoral en espaces publics dynamiques, durables, inclusifs et beaux ». Le site de l’organisme public canadien est clair, il s’agit du plus grand projet de réhabilitation de littoral urbain au monde. La langue de terre – de plus de 10 kilomètres de long et de moins de 500 mètres de large, coincée entre le lac Ontario et l’autoroute Gardiner – fait l’objet de réhabilitations depuis bientôt cinquante ans.
Parmi les dernières parcelles à redynamiser, « Quayside » est un petit morceau de 5 hectares de docks et de parkings en bitume décrépi. Celle-ci fait l’objet d’un appel d’offre en mars 2017 que remporte quelques mois plus tard Sidewalk Labs, la filiale smart city d’Alphabet (maison mère de Google). Le géant californien imagine une ville ultra-connectée, modulable en temps réel. Les données extraites, « moulinées par ses serveurs et combinées à des techniques d’intelligence artificielle, permettront de décortiquer le fonctionnement de la ville et de déclencher toute une série d’actions « intelligentes » » explique Philippe Coste dans les colonnes du Moniteur.
“Chef d’oeuvre de mythologie urbaine”
Concrètement, le projet consiste en une collection d’innovations de pointe en matière d’urbanisme connecté. Pavés chauffants et lumineux capables de faire fondre la neige et d’adapter la chaussée au trafic ; auvents rétractables capables de devenir opaques ou translucides sur commande pour transformer une rue piétonne en marché couvert ; immeubles modulaires capables de passer du logement au commercial en fonction des besoins… Parmi les projets les plus ambitieux, Sidewalk Labs envisage un réseau souterrain de livraison robotisée. Les habituels câbles et conduits partageraient le sous-sol avec des tubes de gestion des déchets et des véhicules autonomes chargés de courses, de livraisons Amazon, de meubles IKEA etc. La ville en surface serait ainsi désengorgée des flux de biens au profit des flux de personnes.
Mais dès la présentation publique du projet en octobre 2017, les premières critiques fusent. Dans un billet d’humeur, le journaliste John Lorinc assène : « La présentation, la semaine dernière, de la vision de Sidewalk Labs pour Quayside (…) est un chef d’œuvre de manipulation, de flatterie et de mythologie urbaine. » Le dossier « coche méticuleusement toutes les aspirations, les ambitions et les préoccupations réglementaires circulant dans la région actuellement, le tout, emballé avec les termes à la mode de durabilité, mixité et inclusion sociale. »
Flou artistique ou processus participatif ?
Spécialiste des questions urbaines à Toronto, John Lorinc analyse ce qu’il considère comme du pur marketing. Pour lui, la « flexibilité radicale » revendiquée par Sidewalk Labs ressemble surtout à une industrialisation du provisoire. Il soupçonne Alphabet de s’offrir un laboratoire de recherche et développement urbain grandeur nature. Il s’en prend à la rhétorique mais aussi au modèle économique qui n’est jamais vraiment détaillé. Une partie des terrains est actuellement polluée, et le réseau souterrain automatisé doit notamment creuser des tunnels sous le niveau de l’eau. « Tout ceci a l’air assez coûteux, en particulier si une partie des logements doit rester abordable », comme l’exige l’appel d’offre. « Quelqu’un va devoir payer, et le projet qui – soyons honnête – n’est pas un business plan, offre très peu de lisibilité sur cet important détail ».
Pour la filiale d’Alphabet, il n’y a pas de flou artistique mais un processus démocratique. Sidewalk Labs multiplie en effet les consultations publiques et les ateliers participatifs pour intégrer les Torontois à la conception du projet. Un argument rejeté en bloc par la journaliste Bianca Wylie qui considère que la démarche consultative a été faussée dès le premier jour. « Quand vous menez une consultation publique, l’intendant (en l’occurrence l’organisme public Waterfront Toronto) a la responsabilité absolue de communiquer clairement ». « Ce qui est grave ici, c’est que les deux parties (Sidewalk Labs et Waterfront Toronto) ont militarisé l’ambiguïté tout au long du processus » affirme la militante que la presse compare désormais à Jane Jacobs.
Les fameuses “données traditionnelles”
Interrogé notamment sur la nature des données capturées et sur leur(s) propriétaire(s), Sidewalk Labs a répondu avec flegme qu’il s’agissait des « données traditionnelles ». Sur sa page Médium, Bianca Wylie s’étrangle : « les données traditionnelles, cela n’existe pas. En revanche il existe de la manipulation traditionnelle ». La journaliste dénonce une tentative de normaliser un statu quo qui est problématique partout ailleurs dans le monde. Elle en profite pour féliciter le travail de Barcelone, Amsterdam et Montréal qui – dans la foulée du RGPD – s’efforcent de réglementer la gouvernance de leurs données.
Pour Bianca Wylie, l’attitude de Sidewalk Labs est clairement anti-démocratique et invalide de fait tout le processus qui a été mené depuis octobre 2017. Catégorique, elle tranche : « Alphabet n’a pas le droit de prendre part aux débats sur la gouvernance digitale (…) ils ont acheté leur participation aux débats ». La nécessité de mener un débat public sain sur ces questions impose selon elle d’abandonner une bonne fois pour toute le projet, de clarifier collectivement les questions légales et de recommencer à zéro.
En toile de fond, c’est bien sûr la question des données privées et de la surveillance de masse qui inquiète. Chargé d’examiner le projet Quayside en décembre dernier, un comité d’experts a appelé Sidewalk Labs à lever le pied et ne surtout pas agir dans la précipitation. « L’architecture qui va être mise en place va quitter ces 5 hectares à la minute où ce sera terminé et elle va se propager nationalement voire mondialement. Je pense que c’est passionnant si c’est fait correctement, mais c’est terrifiant si c’est bâclé » a résumé Kurtis McBride, membre du comité.
À projet démesuré, réponse mesurée
Le projet Quayside n’est pas une réhabilitation urbaine comme les autres. Waterfront Toronto laisse entendre que l’expérimentation à Quayside pourrait être « mise à l’échelle ». En effet, elle prévoit à terme de redynamiser la zone industrielle des Port Lands juste à l’est de Quayside. Autrement dit, les 5 hectares de quartier connecté pourraient s’étendre à 325 hectares (à peu près la taille du 11ème arrondissement) dans les années à venir. Autant dire que Alphabet fait déjà le nécessaire pour se porter acquéreur.
Rappelons que Sidewalk Labs n’est pas un acteur comme les autres non plus. Dirigé par Daniel Doctoroff, ancien adjoint au maire de New York, Sidewalk Labs avait déjà remporté un appel d’offre à New York pour transformer des milliers de cabines téléphoniques en bornes WiFi équipées de caméras et de capteurs. Cette offensive pour transformer l’espace public en générateur de données doit inquiéter. Alphabet est déjà un empire au sujet duquel il est difficile d’exagérer la situation monopolistique. Pour reprendre les mots de Bianca Wylie, si Alphabet peut se permettre de perdre du temps, les citoyens ne peuvent pas.