Tokyo dans les jeux vidéo : de la ville moderne à la ville transformiste

Tokyo, ville ouverte- Extrait de “Tokyo Jungle” (2013, sur Ps3), que nous évoquions dans ces colonnes dans notre Top 5 des villes animalières dans la culture populaire
14 Juin 2018

Aujourd’hui, nous entamons une nouvelle série d’articles sur la représentation de certaines villes réelles dans le jeu vidéo. Eminente cellule de l’industrie culturelle française, le jeu vidéo offre aux joueuses et joueurs des expériences en immersion dans un univers donné, qu’il soit réaliste ou fantastique. La ville y est donc souvent présente, en tant qu’espace concentrant activités et habitants, interactions et aventures. Dans cette série, nous avons donc choisi de comparer les villes vidéoludiques avec leur correspondance dans le monde réel. Et nous commençons avec Tokyo !

Affirmer que le Japon est un (le ?) “pays du jeu vidéo” est un euphémisme : avec des géants du secteur comme Nintendo, Sony ou Sega, le pays est bien identifié par les joueur·se·s du monde entier comme une des Mecques vidéoludiques. Une part non négligeable de la production japonaise de jeux vidéo est d’ailleurs destinée au marché intérieur. Il n’est donc pas étonnant de retrouver des éléments propres à la culture japonaise dans ces jeux vidéo. Evidemment, la ville y a une place importante, près de 95% de la population de l’archipel étant urbaine. Et parmi ces villes, la mégalopole tokyoïte occupe une place de choix. Nous nous penchons sur trois jeux vidéo se déroulant à Tokyo, et sur la façon dont ils nous racontent cette ville.

Tokyo, ville ouverte- Extrait de “Tokyo Jungle” (2013, sur Ps3), que nous évoquions dans ces colonnes dans notre Top 5 des villes animalières dans la culture populaire

Tokyo, ville ouverte- Extrait de “Tokyo Jungle” (2013, sur Ps3), que nous évoquions dans ces colonnes dans notre Top 5 des villes animalières dans la culture populaire

Transports en commun et découverte de la ville dans Persona 5

La première idée que l’on a de Tokyo, c’est qu’il s’agit d’une ville tentaculaire. Moins la monumentalité de la ville (car à moins de s’intéresser un minimum à la culture japonaise, le quidam aura souvent du mal à citer un endroit notable de la capitale japonaise), c’est son étendue, sa population et ses cultures qui intriguent. Mégalopole la plus peuplée du monde, Tokyo est une ville où l’on se déplace. Mais, à l’instar d’autres grandes villes du monde, on peut également ne vivre à Tokyo que dans son quartier. Ce sentiment de liberté casanière, où le quartier de vie forme les limites d’une ville dans la ville où l’on va passer l’essentiel de son temps libre, est au coeur du jeu Persona 5.

Regardez tout ce qu’on peut faire !

Regardez tout ce qu’on peut faire !

Contrairement à ce que son nom peut laisser penser, Persona 5 est le sixième jeu de la série Persona – série elle-même comprise dans l’univers de Megami Tensei. On y incarne un adolescent fraîchement débarqué à Tokyo. Comme le décrit Matthias Jambon-Puillet sur pop-up urbain, on va découvrir la ville à mesure des besoins du protagonistes, liés à certains lieux. On se rend à Ueno pour visiter un musée, à Ichigaya pour pêcher, à Kanda pour aller à l’église, à Ogikubo pour manger des ramen…

C’est donc moins la curiosité qu’une sorte de mission, qui va nous amener à crapahuter dans tout Tokyo. Le reste du temps, on reste dans les quartiers voisins de Yongen-Jaya (où vit et travaille le héros), d’Aoyama (où se trouve son lycée) et de Shibuya (le quartier commerçant le plus populaire auprès de la jeunesse). En cela, l’attitude du héros est à rapprocher de ce que fait le parisien (ou tout autre habitant d’une métropole conséquente) lambda : dans une ville pleine d’activités, il vivra d’abord essentiellement dans son arrondissement (voire son quartier) et ne se rendra à certains endroits que poussé par une nécessité particulière (retrouver des amis, visiter une exposition, aller au restaurant…)

L’autre intérêt de Persona 5 pour nous, c’est évidemment la carte que l’on va utiliser pour se déplacer. Reprenant sommairement les différentes lignes du métro de Tokyo, on y reconnaît la Yamanote, la Keio Inokashira, la Chuo… soit autant de repères bien identifiés auxquels sont habitués les Tokyoïtes. Il permet d’inscrire le jeu dans une réalité un peu plus tangible, quand bien même les événements y prenant place sont surnaturels.

Jet Set Radio Future et la ville ludique

Si Tokyo peut être fonctionnelle, elle est avant tout, dans l’imaginaire collectif, un terrain de jeu. Depuis le début du miracle économique japonais, à la fin des années 1950, Tokyo est vu comme une ville “futuriste”, illuminée par les néons et envahie de sons. Les cultures urbaines s’y sont développées, et la fascination de l’Occident pour cette ville est allée crescendo depuis cette époque. Tokyo est vue comme un immense terrain de jeu, ce qui a des inconvénients notables, mais également des avantages. Du fait de ses larges artères et de cette vie nocturne palpitante, Tokyo a été le décor de bon nombre de jeux de courses, des séries cultes Gran Turismo et Need for Speed, à Project Gotham Racing (2001), en passant par le bien nommé Tokyo Xtreme Racer (2001).

Rapide et furieux comme un pilote à Tokyo (extrait de Project Gotham Racing 4, 2007)

Rapide et furieux comme un pilote à Tokyo (extrait de Project Gotham Racing 4, 2007)

Ces montées d’adrénaline et ces bravades de l’interdit culminent avec la série Jet Set Radio. Les jeux prennent place dans un Tokyo futuriste original : la ville est découpée en trois grands quartiers (Shibuya, Benten et Kogane), chacun aux mains d’un gang donné. Dans ce monde ouvert, on se déplace en rollers du futur au son de Jet Set Radio, une radio pirate animée par DJ Professor K, et on farde çà et là les murs avec le graffiti de son gang.

Que du sale

Que du sale

Tokyo devient ici le playground idéal (on y fait des courses entre copains), aussi bien qu’un dojo (on y affronte ses adversaires et la police), un skate park (avec de nombreuses rampes et rails à grinder) et un canevas (les murs nus sont parfaits pour les tags). En outre, chaque quartier représente un aspect caricatural de Tokyo. Shibuya-cho a une atmosphère proche de sa version réelle : une ville jeune et branchée. Benten-cho se situe “entre tradition et modernité”, puisque ses rues sont illuminées de néons criards accrochés à des pagodes. Kogane-cho, enfin, est un quartier résidentiel et industriel, l’endroit rêvé pour des yakuza (les membres de la mafia nippone) souhaitant faire affaire.

Au loin, la célèbre tour commerciale Shibuya 109 est devenue 101

Au loin, la célèbre tour commerciale Shibuya 109 est devenue 101

Le Tokyo de Jet Set Radio Future est moins réaliste que dans d’autres jeux. Cependant, en jouant avec le concept de guerre des gangs, il souligne les spécificités (architecturales, esthétiques, culturelles, sociales, économiques…) de chaque quartier de la métropole. En cela, on peut rapprocher le jeu du film Tokyo Tribe de Sion Sono (2014), lui-même adapté du manga Tokyo Tribe 2 (1986-2002).

La forme d’une ville : évolution d’un quartier dans la série Yakuza

Les jeux visités jusqu’ici nous offrent une représentation de Tokyo à un moment donné : le début des années 2000 dans Jet Set Radio Future, et 2016 dans Persona 5. Cet état de fait peut donner une impression de staticité, Tokyo restant la ville “moderne” dans les esprits occidentaux, un blob mal défini où cosplayeur·se·s de manga, mascottes kawaii, mecha, chanteuses de J-Pop et joueur·se·s pro de Dance Dance Revolution évoluent en se croisant quotidiennement… On ne pourrait pas plus se tromper. Tokyo elle aussi subit des vagues de mode éphémères. La ville d’aujourd’hui ne ressemble pas à ce qu’elle était il y a 5 ans, et encore moins il y en a 30.

La série de jeux Yakuza nous permet de mieux prendre conscience de ces évolutions. Tout au long de cette saga, on incarne Kiryu, un yakuza à l’ancienne, droit dans ses bottes. Au fil des jeux, il va chercher à se sortir de ce milieu dans lequel il est entré pour suivre les traces de son mentor. Si de nombreux·ses joueur·se·s se sont attaché·e·s à la série à cause de Kiryu et de son évolution, il ne faut pas oublier un autre personnage, omniprésent, et tout aussi important : le quartier de Kamurocho. Parodie du célèbre quartier “chaud” de Kabukicho, Kamurocho est le décor d’une partie importante de l’action, mais sert aussi de fil rouge économique et culturel tout au long de la série.

Bienvenue à Kamurocho (Yakuza 6 - 2016)

Bienvenue à Kamurocho (Yakuza 6 – 2016)

Ainsi, au fil des années, le quartier et sa population va changer. Hub des plaisirs et de l’argent à tout va dans les années 80 (période durant laquelle se déroule Yakuza 0, sorti en 2015), elle devient plus froide et terne au début des années 2000. Il y a une bonne raison à cela : les 80’s sont synonymes de boom économique, où l’argent coule à flots dans le pays. Et avec l’éclatement de la bulle économique à la fin des années 1990, il est normal que le quartier ait perdu de son clinquant.

Lumière et pognon, les deux mamelles de Kamurocho (Yakuza 0)

Lumière et pognon, les deux mamelles de Kamurocho (Yakuza 0)

La ville et ses personnages récurrents vont donc vieillir et évoluer d’épisode en épisode. De la même manière qu’un touriste monomaniaque va chercher à noter les différences d’un même endroit de voyage en voyage, les joueur·se·s assidu·e·s de Yakuza vont pouvoir s’amuser à repérer les boutiques ou restaurants qui ont disparu ou changé de place. Entre chaque nouvel épisode, et comme Kabukicho en réalité, la ville vit sa vie !

De même, le milieu du crime organisé va évoluer de la même manière qu’au Japon. Si dans les 80’s les yakuza sont tout-puissants, à partir des années 2000, et plus encore durant les années 2010, ils vont devoir jouer des coudes non seulement avec la police (suite aux différentes opérations de nettoyage du quartier à partir de 2004), mais aussi avec des organisations chinoises et coréennes souhaitant s’implanter dans l’archipel.

Enfin, on y voit un changement dans les pratiques vestimentaires. Les robes bodycon très clinquantes portées par les jeunes femmes dans les clubs des années 1980 laissent la place à des tenues plus sobres dans les années 2000 et 2010. Idem pour les loisirs olé olé : les phone clubs et les centres de visionnage de vidéos érotiques des 80’s ont été remplacés par des chatrooms en 2016.

Bodycon suit et JuliSen comme au bon vieux temps du Juliana’s (Yakuza 0)

Bodycon suit et JuliSen comme au bon vieux temps du Juliana’s (Yakuza 0)

Le succès de la série au Japon – et dans une moindre mesure dans le reste du monde – est en partie lié à la cohérence de ces évolutions.

Tokyo est une ville multiple. Si les joueur·se·s trouveront toujours quelques repères dans les différents jeux y prenant place, il ne faut pas non plus perdre de vue les messages et la vision que les créateurs veulent nous en donner. Loin du cliché qui voudrait que le Japon oscille constamment “entre tradition et modernité”, le medium vidéoludique nous offre un pays et des urbanités tokyoïtes qui se réinventent et se construisent sans cesse une identité propre.

Ecrit par Thomas Hajdukowicz

{pop-up} urbain
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