Sous les pavés, la ville (1/2)
Qui dit ville du futur, dit gratte-ciel interminables, éco-cités vertes, voire stations en orbite dans l’espace. En revanche, rares sont les acteurs de la ville qui imaginent l’extension souterraine de l’espace urbain. Et pourtant, la vie sous terre pourrait bien être la solution à l’explosion démographique urbaine attendue au cours des prochaines décennies.
En juin 2013, la police russe a fait les gros titres en annonçant le démantèlement d’une « ville clandestine souterraine » à Moscou. Plus de deux cent immigrés asiatiques vivaient et travaillaient, depuis des mois, sous l’un des plus vieux marchés de la ville, dans des conditions d’hygiène et de sécurité invraisemblables. Car outre des ateliers, cette cité souterraine abritait aussi des restaurants, des dortoirs, des élevages de poules et même un casino de fortune…
Un fait divers aussi glauque ne peut que renforcer l’image déjà très négative de la vie souterraine dans l’imaginaire collectif. Qui dit sous-sol dit obscurité, saleté et insécurité. À l’heure où l’on promet aux citadins des villes smart et green, personne n’a envie de vivre au milieu des rats ou de descendre « six pieds sous terre » pour aller au bureau le matin. « Dans un monde où la plupart des gens ont l’habitude de penser le progrès en levant les yeux vers le ciel, difficile de recycler notre imagination pour la faire regarder vers le bas », écrivait ainsi en juin 2012 le journaliste Leon Neyfakh dans le Boston Globe.
Montréal fait des petits
Pourtant, il est grand temps de faire sauter nos verous psychologiques pour s’intéresser enfin à ce qui se passe sous nos pieds. Car le sous-sol pourrait bien être la nouvelle frontière de l’urbanisme. La preuve, en Europe et en Asie, plusieurs grandes métropoles s’activent déjà pour préparer l’extension souterraine de leur territoire. En 2011, Helsinki s’est dotée d’un « shéma directeur du sous-sol », quand d’autres pays comme la Suisse, l’Italie ou le Japon adoptaient des lois pour inciter industriels et sociétés immobilières à explorer en priorité les solutions souterraines pour leurs projets d’aménagement urbain. À leur manière, ces pays marchent sur les traces de Montéral, qui a lancé dès 1962 les travaux d’aménagement de sa « ville intérieure ». Aujourd’hui, 32 kilomètres de galeries souterraines abritent 11 stations de métro et permettent de relier 80% des bureaux et 35% des commerces du centre-ville. Chaque jour, ce sont plus de 500 000 piétons qui empruntent ce réseau souterrain, bien pratique dans une ville où le mercure atteint régulièrement -30°C en hiver.
Libérer l’espace en surface
Mais bâtir une ville sous la ville est bien plus qu’une solution de confort pour affronter un climat hostile. D’abord, ce serait une réponse pratique à l’engorgement dont souffrent beaucoup d’agglomérations. En 2050, la Terre abritera 6 milliards d’urbains. Mais en surface, l’espace est rare. Et l’on a beau construire des tours toujours plus hautes, le scénario de cités grouillantes et paralysées par le trafic n’a pas disparu. En déplaçant sous terre les équipements urbains encombrants et inesthétiques (usines, serveurs informatiques, etc), les villes pourraient récupérer d’importantes surfaces et les affecter à de nouveaux usages. Telle est en tout cas la conclusion d’un rapport publié en 2012 par l’Académie nationale d’ingénierie américaine. Une approche déjà mise en pratique dans la ville de Almere, aux Pays-Bas, qui n’a plus besoin de camions-poubelles depuis qu’elle a installé un réseau souterrain d’évacuation des déchets, propulsés dans des tubes à 70 km/h…
Autre argument en faveur de la ville souterraine : la sécurité. Théoriquement, elle est à l’abri des tornades et autres tsunamis. Et même en cas de séisme, une cave souterraine résiste bien mieux qu’un bâtiment aménagé en surface. L’argument sécuritaire mérite cependant d’être nuancé puisque les ingénieurs reconnaissent qu’enterrer une usine ou une centrale soulève d’autres problèmes de sécurité (évacuation en cas d’urgence, risque d’affaissement du sol, etc.).
Éclairage et ventilation artificiels
Même s’ils ne sont pas encore légion, certains architectes considèrent le sous-sol comme une ressource stratégique, un espace incontournable pour penser la ville du futur. « C’est parce qu’il est partout et encore relativement libre, disponible, accessible, qu’il peut devenir un espace privilégié pour la construction de la ville dense », écrit ainsi Monique Labbe, membre de l’Association française des tunnels et de l’espace souterrain (Aftes). Encore faut-il « penser son utilisation dans sa globalité, afin d’éviter que ses différents usages n’aboutissent à une multiplication de réseaux inextricables » et « penser son aménagement à l’échelle d’un territoire », précise l’architecte dans une note publiée par son association.
Si l’extension souterraine d’une ville peut s’avérer rentable à long terme, l’investissement initial demeure un frein pour beaucoup de municipalités puisqu’un même bâtiment coûte environ quatre fois plus cher à constuire sous terre qu’en surface. Et quand bien même, avec le temps, l’obstacle techno-économique finissait par ne plus en être un, encore faudrait-il que les citadins s’adaptent à la vie underground. Même Edouard Utudjian, fondateur dans les années 1930 du Groupe d’études et de coordination de l’urbanisme souterrain (GECUS), était opposé à l’habitat souterrain. D’après l’urbaniste, le sous-sol devait plutôt accueillir « des entrepôts, archives, dépôts frigorifiques, usines, salles d’exposition, de spectacle, garres ferrovières et routières. » Près d’un siècle plus tard, la situation n’a pas vraiment évolué. Les projets d’extension souterraine consistent le plus souvent à prolonger les centre-villes en établissant de nouveaux lieux de passage garnis d’espaces commerciaux. La ville souterraine n’est pas encore perçue comme un espace résidentiel crédible. Et cela sera le cas tant qu’on ne sera pas capable de reproduire parfaitement sous terre les conditions de vie qui sont les nôtres en surface. Sinon, la vie sans verdure, sans air frais et sans lumière naturelle risque d’être un poil déprimante.