Skopje – Quel avenir pour la « capitale du kitsch » ?

11 Nov 2021 | Lecture 4 min

Skopje, la capitale de la Macédoine du Nord est aujourd’hui face à un défi assez inédit. Pendant leur passage au gouvernement, les nationalistes ont retapé la ville à grands frais, laissant après leur départ des monuments très controversés et de nombreuses dettes. La contre-rénovation de la capitale est devenue un chantier à la fois incontournable et impossible.

Parc à thème, Disneyland, mini Las Vegas… Les détracteurs du programme « Skopje 2014 » s’en donnent à cœur joie pour décrire le nouveau visage de la capitale de la Macédoine du Nord. Devenue la « ville la plus kitsch du monde », Skopje aurait subi un « urbicide », une mise à mort urbanistique, pendant la mandature du parti nationaliste conservateur dirigé par Nikola Gruevski. Un héritage encombrant, à la fois pour les habitants et pour le gouvernement qui lui succède.

Pendant ses neuf années à la tête de l’exécutif, Nikola Gruevski a mené une rénovation massive et assez douteuse du centre-ville. Pas moins de 28 bâtiments, 34 monuments et 39 sculptures ont été érigés entre 2010 et 2017, souvent dans un style néoclassique. Un lifting qui tranche avec l’esthétique moderniste qui caractérisait Skopje. Détruite à 80% par un séisme en 1963, la ville avait été entièrement retapée par les équipes de l’architecte japonais Kenzō Tange dans un style brutaliste et fonctionnaliste. Le Calvert Journal relate que certains habitants, ne reconnaissant plus leur ville après les travaux de Skopje 2014, comparent le programme à un second tremblement de terre.

Tourner la page

En 2017, le projet est si contesté que la mise en place d’un moratoire sur les différents chantiers en cours devient un argument électoral pour les sociaux-démocrates. Accédant au pouvoir, ces derniers récupèrent alors la patate chaude : que faire ? Faut-il lancer une contre-rénovation, effacer toutes les traces de Skopje 2014 ? Faut-il accepter cette nouvelle ville, aussi bizarre et dysfonctionnelle soit-elle ? Dans un contexte historique et politique complexe, la gestion de l’après Skopje 2014 apparaît comme un casse-tête politique.

Pour tenter d’y voir clair, le nouveau gouvernement a créé un groupe de travail composé de chercheurs en urbanisme, histoire de l’art, en sciences politiques et du président de l’association des architectes de Macédoine. Sous la tutelle du ministère du ministère de la culture, leur mission est d’évaluer l’impact du programme et de proposer des solutions quant à son héritage.

La Grande Poste et le bâtiment des Télécom font partie des emblèmes de la reconstruction moderniste de la ville - Wikipédia

La Grande Poste et le bâtiment des Télécom font partie des emblèmes de la reconstruction moderniste de la ville – Wikipédia

Un parfum d’antiquisation

Une problématique centrale est que le programme a été conçu pour porter le discours politique du parti nationaliste. « Le projet Skopje 2014 vise à donner une identité européenne et chrétienne à la capitale, et donc à la nation, en excluant sa composante musulmane et orientale » résume le chercheur en géographie Hervé Amiot.

À l’instar de la gigantesque statue d’Alexandre le Grand installée sur la place principale de la ville, les rénovations glorifient la période hellénistique de la Macédoine, tout en minimisant – voire effaçant – les héritages ottoman et yougoslave. Pour dénoncer cette réécriture de l’histoire, les macédoniens ont d’ailleurs inventé le terme d’« antiquisation ». Les travaux du géographe montrent de manière frappante comment les nouveaux bâtiments sont positionnés pour cacher les édifices iconiques de l’ère Tito.

Matérialiser le pouvoir

Pourtant, un tiers des skopiotes sont musulmans et les nostalgiques de l’époque Tito sont encore nombreux. Par ailleurs, la réalité historique de l’héritage hellénistique macédonien fait l’objet de conflits avec la Grèce. Pour Hervé Amiot, les décisions qui façonnent Skopje 2014 « sont autant de stratégies développées pour mettre en scène des idéologies dans les espaces urbains ». Par ces transformations, le gouvernement Gruevski s’est efforcé de matérialiser son discours politique dans la ville, et ce faisant de matérialiser son pouvoir. Chaque monument entrelace différents enjeux, à la fois électoraux, diplomatiques ou symboliques. De quoi donner des migraines au gouvernement actuel.

Pour simplifier les choses, Skopje 2014 pose un problème financier. Officiellement annoncé à 80 millions d’euros, le projet aurait en réalité coûté près de 684 millions d’euros, soit 1,5% du budget de la Macédoine, d’après le réseau de journalisme d’investigation des Balkans BIRN. Par ailleurs, de nombreux bâtiments sont déjà dégradés et prennent l’eau. Et, cerise sur le gâteau, le chantier de l’église orthodoxe Saint-Constantin et Saint-Hélène, l’arrêt depuis 2017, est visé par une procédure de faillite. L’entreprise chargée de sa construction réclame plus d’un million d’euros impayés.

Avant/après : en rouge, les bâtiments et les rénovations de façades de Skopje 2014 cachent l'héritage moderniste (en jaune) - Hervé Amiot

Avant/après : en rouge, les bâtiments et les rénovations de façades de Skopje 2014 cachent l’héritage moderniste (en jaune) – Hervé Amiot

Sur des oeufs

Plutôt que de rentrer frontalement dans d’interminables débats sur l’identité de la Macédoine, le groupe de travail missionné par le ministère a commencé par une approche légale. L’intuition était la bonne, les premiers rapports ont révélé que 90% des statues avaient été installées dans l’espace public de manière illégale. « Sans exception, ont été violées toutes les lois applicables, que ce soit concernant la pose de monuments, le budget, les marchés publics, ou encore le règlement urbain » a déclaré le ministère de la culture au magazine Kosovo 2.0. Leur remise en légalité sera donc la priorité.

Au-delà, certains experts pensent que l’effacement des éléments de Skopje 2014 – en plus d’être coûteux – reproduirait à nouveau les erreurs du gouvernement Gruevski. Le nouveau visage de la ville fait partie intégrante de sa biographie et ne doit pas être occulté. Son appropriation se fera par la mise en récit et en mémoire de cet épisode, en déplaçant des statues dans des musées ou en les accompagnant de notices.

Plus complexe sera la question des rénovations de façades : toujours pour cacher l’héritage socialiste, plusieurs façades de bâtiments ont été refaites dans le style néoclassique. Avec ses colonnes corinthiennes, le siège du parti communiste ressemble désormais à la Maison Blanche à Washington…

Le pont de l'Art (qui compte 29 statues) et en fond, le bâtiment de la police financière et le ministère des affaires étrangères. Les trois ont été construits après 2010 - Wikipédia

Le pont de l’Art (qui compte 29 statues) et en fond, le bâtiment de la police financière et le ministère des affaires étrangères. Les trois ont été construits après 2010 – Wikipédia

À la recherche d’un futur

Il est encore tôt pour tirer des leçons de Skopje 2014, mais pour l’architecte Minas Bakalcev, une chose est sûre, « la planification descendante et monolithique de la ville n’est plus possible ». Pour avancer, le gouvernement devra tendre l’oreille aux urbanistes et aux historiens, mais aussi aux citoyens, qu’ils soient sympathisants nationalistes ou nostalgiques de Tito, musulmans ou orthodoxes. La moindre modification apportée dans l’espace public sera désormais scrutée et débattue par tous.

Pour l’instant, le pays entier semble retenir son souffle. Quelque part, c’est presque la réconciliation nationale macédonienne qui se joue dans l’après Skopje 2014. La réponse que trouvera le gouvernement en dira long sur ses valeurs et sa maturité démocratique.

Usbek & Rica
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