Retour vers le passé : quand les villes rebâtissent leur centre-ville perdu
Après la Seconde guerre mondiale, l’Europe se réveille avec un bilan douloureux. Le premier choc est bien sûr celui du nombre inégalé de pertes humaines. Mais un autre traumatisme plane, celui des villes européennes partiellement ou complètement détruites. De nombreux centres urbains n’ont pas été épargnés, et les bombardements aériens ont laissé des traces, des trous béants au cœur des villes. Cette situation est inédite. Jamais l’Europe n’avait affronté de tels dégâts urbains : ce ne sont pas quelques monuments détruits, mais bel et bien des parties entières de nos villes voire même des villes toutes entières.
Face à cela, deux possibilités. Certaines villes ont fait le choix de faire table rase du passé pour bâtir des espaces urbains plus modernes, plus adaptés aux besoins d’après-guerre, comme ce fut notamment le cas pour le Havre. D’autres se sont efforcées de reconstruire à l’identique leurs bâtiments perdus, à l’image de Dresde en Allemagne ou Gdansk en Pologne.
Mais qu’est-ce qui a donc orienté ces décisions ? Comment ces villes ont-elles conjugué passé, présent et futur ? Alors que Francfort-le-Main fait aujourd’hui renaître sa vieille ville, après plusieurs années d’élan de modernité au moment de sa reconstruction d’après-guerre, que disent plus largement ces projets de “retours vers le passé” pour nos villes du futur ?
Reconstruire à l’identique ou faire table rase : des choix pas toujours si tranchés
Les destructions engendrées par la Seconde Guerre Mondiale laissent des milliers de français sans toit, si bien qu’il s’agit à la Libération de reloger le plus rapidement possible, le plus de monde possible. En 1950, la priorité est donc de produire des logements. Cependant, la reconstruction donne la possibilité de développer différents styles architecturaux, à l’image du Havre de Perret. Tout de même, malgré un modernisme certain, il s’agit de manière générale d’une architecture avec peu d’audace, qui ne rompt pas totalement avec certains fondamentaux architecturaux appréciés de tous. Durant cette période, on constate alors que la plupart des autres villes normandes, sauf exceptions, verront divers styles architecturaux s’établir et cohabiter.
Ainsi, naît alors un paradoxe : les villes reconstruites ont dû allier passé et avenir, avec des changements souvent brutaux des paysages urbains, où cohabitent soudain des styles architecturaux très divers. Une contradiction qui s’est aussi confrontée au temps du deuil et à l’urgence de reconstruire, sans forcément prendre le temps de penser cet équilibre nécessaire entre passé et présent. Concrètement, faut-il s’affranchir des tracés de rues originels ou encore de l’architecture préexistante ? De l’échelle d’un quartier ou d’une ville, s’est alors posée la question de tirer le meilleur de la modernité, en intégrant les innovations les plus récentes, tout en préservant une identité et une mémoire du passé.
Après la guerre, reconstruire les centres-villes pour préserver la mémoire ?
Dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, certaines villes ont par ailleurs fait le choix de reconstruire intégralement à l’identique leur centre-ville ancien. En Allemagne, la ville de Dresde est un cas parlant, tout comme Gdansk en Pologne, une ville occupée par la Prusse de nombreuses années et occupée par les nazis pendant la guerre. On pourrait croire que ces villes très impactées par les destructions et aux patrimoines riches se sont reconstruites à l’identique pour des raisons de mémoire, afin de revenir vers un passé plus glorieux de l’Allemagne d’avant-guerre. Or, à la fin du conflit, ce sont pourtant deux villes en territoire soviétique.
Alors s’est amorcé un véritable débat sur la manière de traiter la reconstruction. Pour le quartier de Neumarkt à Dresde, deux camps s’affrontent : les fervents défenseurs d’une reconstruction fidèle à l’histoire allemande, souvent habitants ou touristes qui cherchent à retrouver la ville baroque d’antan avec nostalgie, et d’autres souhaitant davantage construire un monument moderne dédié à la mémoire du site. C’est finalement la première volonté qui est respectée.
Un projet ambitieux qui a posé quelques soucis, notamment de fidélité à l’ancien. Ainsi, même si de l’extérieur tout semble d’époque, en réalité, seulement les façades sont reprises à l’identique. L’intérieur des bâtiments étant ajusté aux besoins modernes. Le retour de l’ancien s’opère alors uniquement sur l’approche esthétique.
Pour Gdansk, c’est la même histoire ou presque. La ville étant occupée par les Allemands durant la seconde guerre mondiale, le centre-ville disparaît après la reconquête des troupes soviétiques en 1945. Sa reconstruction s’entame en 1949 avec l’idée aussi de faire ressurgir le passé glorieux de la ville d’antan, notamment ses origines médiévales. Néanmoins, un consensus apparaît : il faut omettre les influences allemandes sur la ville. Ainsi, dans sa reconstruction seront surtout mis en évidence les traits architecturaux flamands, néerlandais, français et italiens. On a donc une mémoire sélective, qui fait le tri dans l’histoire pour bâtir une image idéalisée. Ici, c’est la ville d’avant 1793 que l’on cherche à ressusciter, la Gdansk d’avant l’annexion prussienne, pour nier l’histoire commune avec l’Allemagne qui est bien sûr la cause majeure de sa destruction.
Ce “néo-historicisme” fournit donc une réinterprétation du passé avec une architecture proche du pastiche et s’appuie sur une réalité disparue, néanmoins tangible pour ceux qui ont pu la connaître. Ces opérations ont eu un impact sur l’identité de ces villes, faisant perdurer leur histoire d’avant-guerre. Le tourisme y est toujours actif et souvent d’ailleurs basé sur l’esthétique de leurs centres-villes reconstruits.
Aujourd’hui, toujours un possible retour vers le passé ?
Le cas de Dresde est particulier en Allemagne. Les autres villes du pays ont en effet mis en place une toute autre logique. Ainsi, la majorité d’entre-elles n’ont pas adopté la pratique du pastiche, ni mené une reconstruction fidèle de leurs centres anciens, pour plutôt tendre vers une modernité d’après-guerre. Cela a fortement marqué leurs paysages urbains. Il s’agissait évidemment de reconstruire une ville plus fonctionnelle, issue des principes de l’architecture moderne et de la fameuse charte d’Athènes, et ainsi de rompre avec un passé culturel évoquant le traumatisme de la guerre. En faisant table rase du passé, l’objectif était de marquer une rupture.
Ainsi, il a fallu attendre une nouvelle génération, pour considérer une approche et une manière de faire différentes. Le parfait exemple est la ville de Francfort-sur-le-Main. La Seconde Guerre mondiale n’a pas été tendre avec cette ville allemande qui se retrouve quasiment entièrement détruite en mars 1944 après une attaque britannique où une très grande majorité de son centre historique est détruit. Même si quelques bâtiments d’intérêt sont rebâtis afin de conserver l’architecture de leurs façades extérieures, le reste de la ville prend un tournant résolument plus moderne. D’ailleurs Francfort-le-Main est connue pour sa skyline de grands immeubles.
La nouvelle génération rompt avec le positionnement d’après-guerre avec un projet qui ressuscite l’ancien cœur historique qui existait avant la destruction, et qui reprend donc l’architecture d’antan. Récemment primé au MIPIM 2019, événement international des acteurs de l’immobilier, le DomRömer Project affirme un retour vers le passé. Ce n’est pas moins de 20 agences d’architectes différentes qui ont travaillé sur le projet pour faire renaître le centre-ville ancien d’avant-guerre. Ainsi, bien des années après, renaissent des cendres 36 bâtiments tout neuf basés sur le tracé de la ville médiévale. Cet ensemble qui évoque le passé, avec une quinzaine de bâtisses réalisées telles des reconstructions historiques, remplace un imposant complexe né dans les années 70 nommé Technische Rathaus, à l’architecture moderne affirmée. Aujourd’hui, le quartier est transformé, reprenant le modèle urbain d’antan avec la création de nouveaux squares, de rues piétonnes mais aussi un tissu urbain foncièrement multifonctionnel, mêlant logements, activités, culture et loisirs.
Neue Perspektiven: Drohnenflug durch das Altstadt-Viertel im April 2018 from DomRömer on Vimeo.
Aperçu du DomRömer Project ©DomRömer GmbH / Uwe Dettmar
Et si finalement, c’était aussi cette recette des centres-villes anciens qui plaisait de plus en plus ?
Le centre-ville d’antan, une source d’inspiration pour demain ?
Le cas des villes détruites montre la résilience de nos villes, leur capacité à intégrer passé, présent et futur pour créer un ensemble harmonieux et source d’une identité particulière. C’est tout l’enjeu d’un centre-ville réussi, celui de porter l’âme d’une ville dans son ensemble, être un concentré d’urbanités nées à différentes époques, qui ont su s’allier pour faire naître un commun harmonieux.
Les éléments qui constituent les centres-villes d’antan, telles que les places de marché, les rues commerçantes, la piétonnisation, la variété des ambiances et de l’architecture, ou encore la présence d’espaces de convivialité pour tous, marquent l’imaginaire de nos centralités urbaines européennes. En France, on remarque un attachement fort au village pittoresque. Un modèle qui s’ancre sur une vision patrimoniale et l’attachement à la ruralité, ce que l’on peut considérer comme la base essentielle de nos vies urbaines.
Les petits commerces de proximité, axés sur les circuits courts et les produits locaux, avec une approche de développement de l’artisanat, redeviennent d’actualité dans nos centres-villes. Eux-aussi ont su évoluer pour attirer une nouvelle clientèle et toucher les nouvelles générations, motivées à changer leur mode de consommation. Peut-être que cette impression de retour vers le passé est donc toute relative ?
Le centre-ville d’antan a su évoluer dans le temps. Les villes détruites lors de la Seconde guerre mondiale ont su aussi se moderniser et s’adapter pour l’après-guerre et devenir ce qu’elles sont aujourd’hui. Penser le présent en réinterprétant le passé aura surement toujours de l’avenir ! Cela permet de tendre vers un modèle qui marche, de retourner aux sources et d’être peut-être une des réponses qui pourront nous mener vers une urbanité alliant identité, culture, mixité, proximité et convivialité.
Une question qui se pose pour l’ensemble des villes ayant subi traumatismes et destructions, que ces derniers soient liés à des catastrophes naturelles, des incendies ou encore des guerres. A ce propos, l’architecte syrienne Marwa al-Sabouni questionne le rôle des architectes après la guerre et la destruction des villes dans son livre Dans les ruines de Homs, Journal d’une architecte syrienne. Elle y exprime le besoin de trouver des solutions locales, de puiser dans la tradition culturelle pour faire de la reconstruction l’opportunité de créer une cité idéale, dessinée pour les habitants. Car les villes reconstruites portent avant tout l’espoir d’un nouveau départ pour tous ! Et c’est en cela que leurs urbanités y sont si riches et si passionnantes.
Vos réactions
Ce n’est pas un « retour vers le Passé » il s’agit d’un Retour vers l’Intelligence. Les villes ont toujours reconstruit leur centre après une guerre ou un tremblement de terre: Brussels en 1695, Lisbonne en 1755, Catania, Siracusa, Noto en 1683, etc. Toujours. C’etait une betise ideologique du Siècle des ideologies totalitaires le vandalisme urbain post-1945. Avec la Reconstruction de Dresden c’est fini.