Retour sur expérience : le transport en commun gratuit, ça marche vraiment ?

24 Oct 2024 | Lecture 4 min

Depuis le 1er septembre 2018, les Dunkerquois profitent gratuitement de leur réseau de transports en commun. Une initiative qui a fait couler beaucoup d’encre à son lancement. Après presque 6 ans d’expérimentation, peut-on dire que cette démarche est une vraie innovation ou fausse bonne idée ?

Rencontre avec Vanessa Delevoye, responsable de l’innovation urbaine à l’agence d’urbanisme et de développement Flandre-Dunkerque (AGUR),  chargée de piloter de l’Observatoire des villes du transport gratuit, pour un retour d’expérience sur la mise en œuvre d’un tel dispositif.

Pouvez-vous nous parler de l’origine du projet de transports en commun gratuits à Dunkerque ? Quels étaient les principaux enjeux économiques, sociaux et environnementaux rattachés à l’initiative ?

« La gratuité des bus dans l’agglomération de Dunkerque a d’abord été une promesse de campagne, formulée dans le cadre des élections municipales de 2014. Le candidat l’ayant proposée – qui deviendra maire de Dunkerque –  l’avait présentée comme un gain de pouvoir d’achat pour les habitants. Initialement, il s’agissait donc d’une mesure sociale. Aujourd’hui, avec le recul et l’expérience de six ans de gratuité, on constate l’apparition d’autres effets positifs, par exemple en termes de mixité sociale ou d’incivilités. Il me paraît important de préciser qu’avant la gratuité, la tarification sociale était poussée dans l’agglomération. Pourtant de nombreuses personnes cibles passaient entre les mailles du filet et ne faisaient pas valoir leur droit à la quasi-gratuité. Le phénomène de non-recours, que l’on observe par exemple avec le RSA, jouait à plein. Plus globalement, le réseau de bus de l’agglomération n’était utilisé qu’au tiers de ses capacités ; les bus étaient souvent vides. »

Comment le service fonctionne-t-il aujourd’hui ? Pouvez-vous nous donner des détails sur le nombre de lignes de bus, la fréquence de passage des bus ? Y a-t-il des modalités pour bénéficier de la gratuité ?

« Lorsque le nouveau réseau de bus gratuits a été dévoilé au grand public le 1er septembre 2018, il a créé la surprise : non seulement il était gratuit, mais il avait aussi été totalement repensé. Une refonte totale des lignes et des cadencements avait été opérée afin de rendre le réseau efficace. Ce tandem de la gratuité et de l’efficacité constitue aujourd’hui encore la grande force du projet dunkerquois.

L’ancien réseau était, il est vrai, complètement inadapté aux besoins et par conséquent, extrêmement sous-utilisé : il couvrait mal l’agglomération, desservant mal la partie la plus populaire de l’agglomération ou les zones d’emploi par exemple. Rééquilibrer l’offre pour la placer là où résidaient des attentes en termes de mobilité et y adjoindre des lignes chrono à cadencements rapides ont permis d’atteindre cet objectif d’efficacité. Depuis 2018, il n’a cessé d’évoluer sur ce credo : répondre aux attentes et aux évolutions des modes de vie. De cinq initialement, les lignes chrono sont passées à six. Elles quadrillent l’agglomération en tous sens et ont pour particularité d’offrir un cadencement rapide : les bus passent toutes les neuf à dix minutes. Cela permet aux gens de ne pas regarder leur montre et cela modifie beaucoup leur perception du bus, en leur permettant d’adopter des habitudes qui ressemblent davantage à celles du tramway ou du métro.

Deuxième élément du tandem, la gratuité fait davantage parler d’elle médiatiquement. La collectivité locale a opté pour une gratuité en libre accès total : touristes ou habitants n’ont rien à justifier pour monter dans un bus du réseau. Ni validation, ni carte ; un bonjour suffit. Pour encourager les gens à utiliser largement le réseau, nous sommes partis du principe qu’il ne fallait rien imposer. Cette approche de liberté plaît à tout le monde, y compris à un public qui, au départ, n’était pas nécessairement ciblé par la gratuité. »

©Wikimedia

©Wikimedia

La fréquentation des bus a-t-elle beaucoup augmenté ? Comment expliquer un tel succès ?

« En 2024, la fréquentation des bus a augmenté de 135 % par rapport à 2018. Le réseau continue sans cesse d’attirer de nouveaux usagers grâce au bouche-à-oreille. Les gens se disent : mon voisin le prend pour aller travailler, pourquoi pas moi ? Ou encore : pourquoi perdrais-je mon temps à chercher une place de parking en centre-ville alors que le bus m’y dépose ? La gratuité fonctionne comme un choc psychologique puissant capable d’inciter des gens n’ayant jamais pris le bus à l’essayer. Et puis à continuer, séduits par la qualité du service.Parfois, on nous dit que refaire le réseau sans le rendre gratuit aurait eu le même effet. C’est absolument faux. Dans les territoires qui ont uniquement refait leur réseau, et ils sont nombreux, à ma connaissance la fréquentation plafonne au mieux à 30 % de plus. En revanche, avec le choc de gratuité, des niveaux de fréquentation inégalés sont atteints. De plus, la gratuité change l’image des transports en commun. Les habitants en sont très fiers. Avant la gratuité, prendre le bus pouvait être mal vu, mais maintenant, c’est plutôt l’inverse. »

Quelles étaient les hypothèses de résultats au départ du projet ? Y a-t-il eu des surprises, des résultats inattendus, dans les données que vous avez recueillies ?

« Avant la gratuité, j’avais été chargée d’examiner les retours d’expérience d’autres territoires ayant adopté la gratuité des transports avant nous. Aucun ne s’attendait à un tel afflux de nouveaux usagers ; nous avons donc essayé de prendre en compte cette donnée. Mais nous avons tout de même été surpris ! J’ai également pu constater que bien peu de territoires avaient mené des études rigoureuses sur les effets de la gratuité. C’est ce qui nous a conduit, avec le chercheur Maxime Huré, à créer en 2019 l’Observatoire des villes du transports gratuits et à le doter d’un comité scientifique.

Nous ne nous attendions pas non plus à attirer des catégories sociales élevées, notamment les cadres. C’est un sacré pari que d’avoir réussi à mettre le bus dans la carte mentale de tous les habitants… J’en suis sûre : chaque habitant de l’agglomération sait que le bus est gratuit et efficace. Dans notre plus récente étude financée par l’ADEME, les personnes nous ayant indiqué ne pas prendre le bus le font pour des raisons extrêmement pragmatiques telles que des emplois de nuit, des métiers particuliers (infirmière à domicile) etc.

Les chauffeurs de bus ont eux aussi été surpris par la gratuité. Ils étaient, au départ, assez réticents. La perspective de ne plus assurer la billetterie les inquiétait. Allaient-ils perdre cette prérogative et donc une partie de leur salaire ? Aucun salaire n’ayant été amputé, ils ont été rapidement rassurés. Ils ont aussi constaté que tout risque de braquage de caisse avait disparu. Ils constatent aussi une baisse des incivilités et une meilleure ambiance dans les bus. Il est intéressant de constater que les bus sont devenus des lieux de sociabilité et de mixité sociale. L’utilisation des bus lors des grands événements est également une grande réussite, avec des records de fréquentation battus, notamment pendant le carnaval. »

Dunkerque pendant le carnaval ©Wikimedia Commons

Dunkerque pendant le carnaval ©Wikimedia Commons

La gratuité des bus a-t-elle contribué à une réduction de l’utilisation des voitures et, par conséquent, à une réduction des émissions de CO2 ?

« Cela reste très difficile à mesurer sans avoir procédé une « enquête ménages » ; il s’agit d’une enquête d’ampleur qui a lieu tous les 10 ans environ dans les collectivités locales. Toutefois nous sommes persuadés que la part modale du bus a augmenté. Nos enquêtes qualitatives et les bus bien remplis en témoignent. Mais nous attendons vraiment l’enquête ménages de 2026 pour divulguer des parts modales. L’enquête ménages sera le juge de paix en la matière.

Ce que nous sommes d’ores-et-déjà capables de dire sans nous tromper, c’est que, dans les bus gratuits, on trouve beaucoup de propriétaires d’automobiles. 33 % d’entre eux nous ont déclaré envisager de vendre leur voiture d’ici 5 à 10 ans. Des personnes âgées interrogées ont confié avoir vendu leur voiture plus tôt qu’elles ne l’auraient cru : sans la gratuité, elles auraient attendu de ne plus être physiquement capables de conduire pour vendre leur véhicule.

Nous avons également commencé à étudier les habitudes des jeunes concernant le passage du permis de conduire dans un contexte de gratuité des transports en commun. Une enquête qualitative sur un panel très restreint de jeunes de plus de 18 ans a fait apparaître quelques tendances et notamment celle du recul du passage du permis. Au grand dam des parents, choc générationnel oblige !

Les employeurs trouvent aussi un net avantage à la gratuité : ils n’ont plus besoin d’exiger le permis pour arriver au travail. La gratuité est de nature à permettre à des gens de rentrer sur le marché du travail, notamment dans les futures giga usines de la zone industrialo-portuaire dunkerquoise, qui seront desservies par un réseau de bus gratuits et qui ont lancé leurs recrutements massifs. »

Bien que de plus en plus de villes, comme Montpellier récemment, adoptent la gratuité des transports en commun, pourquoi cette politique publique ne se développe-t-elle pas plus à travers la France ?

« Je pense que c’est, au contraire, une idée qui séduit beaucoup. Il y a toujours eu des expériences de gratuité. Le territoire de Compiègne a été pionnier dans ce domaine. Les territoires qui passent à la gratuité ne reviennent quasi jamais sur cette politique. Montpellier en est un exemple récent et éclatant, bien que la gratuité y soit réservée aux seuls habitants, selon la volonté du président de la Métropole. Ce dernier y voit le moyen de rendre aux habitants le bénéfice de leurs impôts et d’éviter le trafic de transit – le fait que les automobilistes traversent l’agglomération pour se rendre ailleurs.

C’est une bonne chose que toutes les villes ne décident pas de rendre leurs transports gratuits. La gratuité doit répondre à une problématique spécifique. À l’Observatoire, nous ne sommes pas des lobbyistes de la gratuité. Nous pensons que cela fonctionne dans certains territoires, mais pas partout. La gratuité est une politique publique qui doit être motivée par une problématique et un choix budgétaire. À Dunkerque, par exemple, nous prévoyons une augmentation du versement mobilité avec l’arrivée de nouvelles entreprises, ce qui financera le nouveau réseau de transports gratuits destiné à leurs salariés. À Niort, la gratuité a été concentrée sur quelques lignes pour en réduire les coûts. La gratuité a plusieurs visages…

Nous notons que les questionnements sur la gratuité sont nombreux. Depuis la création de l’Observatoire, nous recevons de nombreux appels, des visites sur site, ainsi que des demandes de collectivités et d’étudiants. »

Quels conseils donneriez-vous pour convaincre les territoires et villes qui hésitent encore à franchir le pas de la gratuité des transports en commun ?

« Il est important de considérer la gratuité des transports comme une solution potentielle à un problème spécifique. En abordant la gratuité comme une politique publique parmi d’autres, on évite les affirmations clichées telles que “ce qui est gratuit n’a pas de valeur”. Les chercheurs de notre observatoire ont publié un ouvrage intitulé La gratuité des transports : une idée payante ?, qui examine en profondeur les principales idées reçues sur la gratuité. Je recommande vivement cette lecture à quiconque souhaite approfondir le sujet et dépasser les stéréotypes.

Le site de notre Observatoire propose en ligne de nombreuses ressources disponibles , des fiches techniques et des études détaillées. Visiter un territoire ayant mis en place la gratuité est aussi une excellente manière de se familiariser avec les réalités du terrain. »

LDV Studio Urbain
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