Rencontre avec l’ANPCEN : l’action pour sortir la France de la nuit blanche
Anne-Marie DUCROUX milite pour l’ANPCEN, association experte depuis 22 ans, pour défendre la qualité de nos nuits, donc pour réduire les divers impacts de la pollution lumineuse en développant des actions conjointes aux niveaux local et national. Elle se confie à nous sur la nécessité d’agir sur cette problématique qui ne cesse de grandir.
Quel est l’objectif de l’ANPCEN et quelles actions sont menées pour y répondre ?
L’ANPCEN s’est formée suite à l’alerte d’astronomes sur la difficulté d’observer le ciel nocturne, en raison de l’intensité croissante des lumières artificielles formant un halo lumineux, au-dessus de nombreuses communes de France. Cette association est alors la première et l’unique structure à reconnaître le phénomène et à l’aborder de manière globale, en s’intéressant à tous les impacts de la pollution lumineuse. Elle réalise une double action pour limiter ces impacts.
L’ANPCEN mène un plaidoyer national afin de faire reconnaître la pollution lumineuse comme un enjeu dans les textes de lois et de réglementation. En même temps, elle agit sur le terrain en apportant les connaissances nécessaires, en sensibilisant des citoyens et des collectivités sur la question, et en les accompagnant pour agir et progresser sur ce sujet.
En complément des actions sur la réglementation, le label “villes et villages étoilés” a été créé. Il a pour objectif de valoriser les engagements volontaires. Il s’agit d’un système de reconnaissance des efforts des communes. Il permet d’acquérir de une à cinq étoiles au fur et à mesure du déploiement des actions et des résultats obtenus. Le label vise là aussi avec une approche globale, à engager les communes et territoires, étape par étape, dans une démarche de progression.
Une autre des particularités de l’association est que son action s’est développée exclusivement grâce à des bénévoles, ce qui représente une somme exceptionnelle de dévouement. Ce travail persévérant a permis de mettre la question de la pollution lumineuse à l’agenda public national et local, et de faire reconnaître l’enjeu, ses impacts, et d’engendrer une prise de conscience collective.
Selon vous, quelle est la ou les cause(s) principale(s) de l’augmentation de la pollution lumineuse et comment y remédier ?
D’abord parce que plus personne ne réfléchissait aux finalités, aux besoins réels (et non théoriques) et à l’amélioration des usages, notamment en cherchant à se fixer quelques limites, comme pour bien des enjeux environnementaux. Aujourd’hui, c’est primordial de suivre la quantité de lumière émise par les équipements installés. Les villes sont devenues ainsi suréquipées, sur-éclairées et les éclairages dépassent de loin les besoins réels des habitants. La situation actuelle relève finalement plus d’une approche qui a été basée sur l’offre plutôt que sur les besoins réels. La pollution lumineuse est souvent accentuée par la prescription massive de LEDs, présentées par leurs fabricants comme solution « écologique » et économique, avec toutes sortes de matériels électroniques associés. Au contraire, cela produit un effet rebond : certaines collectivités implantent davantage de luminaires, au motif que le coût de fonctionnement serait moindre, alors même que leur puissance n’a pas été réduite ou pas assez. Au final, avec des LEDs, on peut très bien en réalité accroître la quantité de lumière artificielle émise, contrairement à ce que tout le monde croit !
Pour parvenir à lutter contre la pollution lumineuse, il est important d’avoir une approche globale. C’est le choix fait par l’ANPCEN. Autant pour les impacts que pour les coûts. Les politiques publiques ont tendance à se focaliser en ce moment, après les avoir totalement ignorées, uniquement sur les impacts sur la biodiversité. La pollution lumineuse a des impacts pluriels : sur les dépenses publiques, le gaspillage énergétique, la santé, le sommeil et la vision, sur la faune, la flore et les paysages nocturnes, sur les émissions de gaz à effet de serre, la consommation des matières premières, l’astronomie… Il est essentiel d’avoir la vision de tous les impacts afin de pouvoir agir sans se tromper.
De nombreuses économies peuvent être réalisées par les communes en cessant de multiplier à l’infini le nombre de points lumineux ou d’augmenter les heures d’éclairage. Il s’agit donc de surtout agir à travers les usages, bien avant les techniques, en réduisant par exemple la durée d’éclairement en milieu de nuit. Il est important de garder en tête qu’un lampadaire aura une durée de vie de 20 à 30 ans, d’où l’importance d’une approche globale pour faire des choix pertinents et cohérents, en évitant des impacts inutiles produits pendant cette durée.
Vidéo Pourquoi éteindre les villes va sauver la planète ?
Est-il plus difficile de mobiliser les grandes villes ? Y a t-il des retours sur l’efficacité des actions engagées dans la lutte contre la pollution lumineuse ?
Dans les grandes villes et comme dans toutes les communes, la prise de conscience de ces problématiques est la première étape. Nous menons souvent un travail de long et court terme, basé sur une relation de confiance. Cela représente parfois des dizaines d’années de pédagogie, de rencontres et de dialogue avant d’obtenir suffisamment de résultats, voire acquérir une première étoile au label national, comme cela fut le cas avec la ville de Strasbourg, qui avait d’abord signé une charte d’engagements volontaires avec l’ANPCEN. Cette grande ville montre qu’il est possible de progresser, même lorsqu’il s’agit de métropoles. D’autres veulent désormais élargir la voie. D’ailleurs, la ville de Nancy, de plus de 100 000 habitants, vient de signer une charte d’engagements avec nous.
Il est évident que les réponses dans les grandes villes ne seront pas celles de toutes petites communes. L’ANPCEN, de manière générale, ne vise pas à tout éteindre partout. L’association souligne l’importance de bien connaître les besoins des habitants par zones, peu importe la taille de la ville et d’adapter les éclairages par zones. Aujourd’hui, il faut que les collectivités se posent des questions sur l’utilité réelle des luminaires existants dans les rues, sur la conception du parc d’éclairage et sur l’amélioration des usages existants, avant de viser à changer les installations lumineuses, qui représentent des coûts publics importants.
Pour donner un exemple, la commune de Saumur, ville moyenne de 30 000 habitants, ni rurale, ni métropole, suivie depuis plusieurs années par l’ANPCEN, réalise depuis longtemps des extinctions en milieu de nuit. Elles lui permettent de faire des économies de 80 000€ par an… qui ont pu ainsi être réaffectés pour d’autres besoins des habitants !
Quelles seraient selon vous, les actions à mener demain afin d’améliorer la prise en compte de la pollution lumineuse dans les projets de territoire et ainsi participer à sa diminution ?
L’éclairage public à lui seul est passé en 20 ans seulement à 89% de points lumineux supplémentaires, générant une augmentation de la quantité de la lumière émise la nuit de 94% ! Une croissance exponentielle qui serait bien plus importante encore si l’ensemble des sources privées de lumières artificielles étaient prises en compte, comme les éclairages de façades, de vitrines, de parkings, les enseignes, les publicités lumineuses, etc. Il y a aujourd’hui encore une sous-évaluation du phénomène et de ses différents impacts. Nous avons établi une cartographie de la qualité de la nuit en France qui montre qu’elle est à peu près partout moyenne, voire médiocre, hormis pour quelques rares zones inhabitées ou très peu denses. Notre objectif n’est pas l’amélioration dans quelques espaces protégés, mais partout sur le territoire.
Aussi, il faut agir d’abord par la pédagogie des enjeux et impacts, comme des gains possibles. Il faut désormais intégrer la sobriété lumineuse sans quoi nous ne progresserons pas. Et puis, faire comprendre qu’il s’agit de gérer en fonction de nos enjeux et engagements du 21e siècle et pas des siècles précédents. Il faut revoir la palette des solutions et inverser l’ordre des solutions actuellement prescrites, mais aussi instaurer le dialogue avec les habitants qui est au moins aussi important que des solutions techniques seules.
La France a pourtant tous les atouts pour être leader sur cette question. Quatre lois et plusieurs réglementations ont été adoptées avec notre plaidoyer et notre connaissance de terrain. L’ANPCEN est aussi un acteur original en France, qui fait avancer le sujet depuis plus de 20 ans et l’a véritablement mis à l’agenda public. Ces dernières années, la pollution lumineuse a évolué dans l’opinion : nous le percevons en faisant régulièrement des sondages sur la perception de la pollution lumineuse par les Français. Ils montrent par exemple que l’acceptabilité des extinctions en milieu de nuit a énormément progressé. Nous savons aussi que 12 000 communes la pratiquent, nous avons labellisé 722 communes, et plus de 400 communes et territoires ont déjà signé une charte avec nous. Nos outils sont très demandés, notre site très consulté… Autant de signes qui montrent le mouvement que nous avons lancé.
Mais hélas, les acteurs économiques n’ont quasiment pas de cadre contraignant permettant d’améliorer la conception, la performance globale, de prendre en charge la situation qu’ils ont largement créée et de lutter contre l’obsolescence de leur offre technologique… Les allégations environnementales devraient faire l’objet d’expertises vraiment indépendantes et les informations devraient être partagées. Le principe du droit pollueur-payeur devrait être utilisé par l’Etat. Les autorités publiques chargées de faire appliquer la réglementation ne font pas les contrôles qui sont de leur responsabilité, et ne délivrent aucune sanction, même symboliques. La réglementation elle-même est en retard sur bien des pratiques.
Il manque aussi des objectifs quantitatifs de suivi de la quantité de lumière émise et d’évolutions de la pollution lumineuse, à la manière des politiques publiques pour le climat ou celles visant la réduction de consommations énergétiques. Il n’y a pas d’approche globale coordonnée dans l’Etat et il reste beaucoup à faire pour une action cohérente et pensée.
En tout cas, bien que nous mesurons largement le chemin accompli, notre travail bénévole continue !