Régler la distance avec les animaux est une bonne manière de faire de l’écologie

13 Oct 2021 | Lecture 3 min

Auteure des livres Zoocities, des animaux sauvages dans la ville et Face à une bête sauvage, la philosophe pragmatiste Joelle ZASK s’est demandé quelle posture adopter face aux animaux qui de plus en plus, prennent leurs quartiers en milieu urbain. Nouant son propos à l’écologie et à la démocratie, elle propose un urbanisme de la « bonne distance ».

Vos deux derniers livres ont pour point de départ l’apparition dans votre vie et dans la ville d’animaux sauvages, notamment un essaim d’abeilles dans votre jardin. Qu’a provoqué cette expérience ?

Elle m’a donné une intuition, que j’ai ensuite formulé en hypothèse : il y aura de plus en plus d’animaux sauvages en ville. Ça a tendance à se vérifier, mais cela reste une hypothèse, comme un poste d’observation qui est éclairant pour comprendre le rapport à la ville qu’on développe aujourd’hui. On le voit en Australie, en Asie ou en Amérique, il y a beaucoup de villes qui sont littéralement envahies d’animaux sauvages, des singes, des ratons laveurs, des ours ou encore des coyotes. Ça dépend des contrées, je vis dans le sud de la France et on voit pas mal de sangliers ou de renards. Ce sont à la fois des animaux que l’on connait qui sont de plus en plus nombreux, mais il en débarque aussi de nouveaux.

Des ours affamés se retrouvent dans une décharge en Sibérie - Peter Murtagh

Des ours affamés se retrouvent dans une décharge en Sibérie – Peter Murtagh

Comment l’expliquez-vous ?

L’arrivée des animaux sauvages en ville est un phénomène lié à la destruction de leur milieu naturel. Quand ils ne trouvent plus de quoi subsister à la campagne, ils viennent en ville où ils rencontrent peu de prédateurs et où ils trouvent nos déchets qui leur servent de nourriture. D’une certaine manière, les villes reproduisent un écosystème pour eux. Je ne dis pas pour autant que la ville est une solution pour les animaux, la plupart des espèces disparaissent. L’image qu’on associe souvent à la ville, c’est celle d’une coupure par rapport à la nature. La nature c’est l’imprévu, la bestialité et l’animalité. C’est l’ennemi en fait. Partout et depuis la nuit des temps, construire une ville c’est édifier une forteresse. C’est de moins en moins vrai.

Singe en ville - João Pacheco/Pixnio

Singe en ville – João Pacheco/Pixnio

Vous parlez de coexister avec les animaux sauvages, c’est possible ?

Jusqu’ici la posture éradicatrice n’a pas été couronnée de succès, à preuve les rats et les moustiques. On s’empoisonne de produits destinés à les éliminer mais ils sont de plus en plus nombreux et on alimente une industrie chimique responsable de la destruction de la planète. De toute façon, les animaux ont des stratégies : quand on les tue, ils se divisent. Il y a donc des limites à l’éradication, mais aussi au copinage. Je ne peux pas accepter que des serpents vivent dans ma maison comme dans certaines villes en Australie. Ce n’est pas possible. Il y a un problème de dangerosité et puis aussi de zoonose, ça on ne peut pas l’oublier.

La solution, en attendant la ré-écologisation de la planète, est de régler la distance avec les animaux. Ni on les éradique, ni on les adopte. C’est une posture d’interaction qui est bien identifiée dans les sciences sociales, en urbanisme ou en philosophie et qu’on appelle interactionnisme. C’est une troisième voie en fait. Il n’y a pas la culture d’un côté et la nature de l’autre, c’est à la fois une culture naturelle et une nature cultivée. À partir du moment où on sort d’un dualisme fort, on réinitialise complètement sa vision du monde.

Ce n’est pas une façon de romantiser notre relation à la nature ?

Mon propos n’est pas du tout de trouver une harmonie fusionnelle avec les animaux, surtout pas. L’idée n’est pas de dire qu’on va transformer la ville pour accueillir les animaux et que ça sera l’arche de Noé. La finalité est la préservation des espaces naturels des animaux, pour que les animaux retournent dans les bois.

Vous savez les animaux qui nous enchantent, à partir du moment où ils sont trop nombreux et trop intrusifs, vous n’en voulez plus. Donc vous les inscrivez sur une liste de nuisibles et vous les euthanasiez. Quand un ours débarque en ville, on le tue. Voilà. La fascination se retourne vite en aversion. Même les oiseaux, les perruches vertes par exemple. On était enchanté de les voir débarquer en Europe et maintenant on les déteste. On dit qu’elles sont bruyantes, mais c’est des histoires qu’on se raconte : une perruche fait toujours un bruit plus agréable que celui d’une moto.

Il y a un dégoût voire une haine assez forte pour les rats et les pigeons à Paris, ce sont des histoires qu’on se raconte ?

En partie. C’est effectivement un problème pour beaucoup de gens, mais il est possible de changer un peu le regard. Les pigeons par exemple sont des animaux féraux, c’est-à-dire qu’ils sont redevenus sauvages après avoir été domestiqués pour transporter des messages notamment. Des tas de pays continuent à en élever. On pourrait revisiter cet imaginaire sous l’angle de services de communication qu’ils nous ont rendus ou qu’ils pourraient nous rendre. Pareil pour les rats. Les rats sont les égoutiers de la ville. Si vous les supprimez, il y a des risques de peste et de choléra. De plus, les rats des villes sont des rats bruns, ce ne sont pas ceux qui transmettent les maladies. La peste venait des rats noirs, les rats des champs.

Le meilleur moyen pour limiter les populations d’animaux sauvages dans les villes, c’est d’arrêter de leur donner à manger. Soit directement, soit indirectement, en ayant une meilleure gestion des déchets. Les populations sont toujours relatives à la quantité de nourriture disponible et donc de déchets. En fait, si on s’occupe d’accueillir les animaux en ville de manière à établir entre eux et nous une bonne distance, on va contracter des habitudes mentales qui nous feront pencher du côté de l’écologie et adopter plus facilement ses paradigmes.

Comment ajuste-t-on cette « bonne distance » ?

Je parle de coexistence, que je distingue de la juxtaposition et de la cohabitation. La juxtaposition, c’est quand des gens ou des êtres sont placés dans un même lieu, sans communiquer entre eux, comme dans le métro par exemple. La cohabitation c’est une réalité plus exigeante : il s’agit de vivre ensemble, c’est-à-dire partager les mêmes lieux de vie. C’est plus exigeant parce que ce n’est pas évident de vivre avec des gens. Ou même avec un chat d’ailleurs. Cela nécessite des contraintes, des ajustements réciproques, des désagréments… Quand on étend cela à toute une ville ce n’est pas réaliste.

La coexistence quant à elle part du voisinage, d’une proximité géographique, de laquelle on va tirer un art de faire et de régler nos relations. On va en tirer des valeurs. Les choses sont là et c’est à partir de l’acceptation de ce qui est là qu’on va développer un travail normatif. C’est un bon moyen d’aller vers l’altérité, la diversité, la tolérance et toutes les valeurs démocratiques en fait. Avoir cette approche plus vigilante aux animaux est une manière de renouveler l’idéal de la ville et d’y injecter des valeurs démocratiques.

Des chèvres à Llandudno dans le Pays de Galle pendant le confinement - Guardian News

Des chèvres à Llandudno dans le Pays de Galle pendant le confinement – Guardian News

Concrètement, que faut-il faire ?

L’animal a besoin d’un lieu à lui, d’une niche, et de circuler. Il faut veiller à cela. Beaucoup de gens détruisent les nids d’hirondelles ou de martinets parce qu’ils n’aiment pas les salissures que ça fait, mais il suffit de fixer une planchette à un mètre sous les nids et de la changer de temps en temps. Ça leur permet de revenir chaque année et ça règle le problème. Une étude à estimé à un milliard le nombre d’oiseaux qui s’écrasent dans des vitres aux États-Unis chaque année. Il est possible d’opacifier les fenêtres pour éviter cela, certaines villes l’ont d’ailleurs rendu obligatoire. Ce sont des choses simples. On peut aussi dépolluer les cours d’eau, les remettre à ciel ouvert, créer des trames écologiques et des passages pour les animaux.

Trouver cet équilibre est un projet écologique pour les territoires ?

Tout ça est lié pour moi. C’est d’autres manières de penser la ville et de recréer une interaction avec la nature mais qui ne soit pas indexée sur une vision romantique d’embellissement et qui soit orientée vers des problèmes politiques et économiques, matériels et concrets.

Il faut bien comprendre, les villes ne produisent rien de ce qu’elles consomment et elles rejettent vers l’extérieur tous leurs déchets. C’est un mode d’existence parasitaire, qui implique des territoires colonisés. Déjà en 1820 on parlait de « coloniser les campagnes ». Celles-ci sont asservies pour alimenter les villes, que ce soit en matériaux, en énergie, en nourriture ou en eau. Quand on sait que 70% des humains vont vivre en ville à l’horizon 2050 ça pose un énorme problème. Réfléchir à l’autonomisation de la ville c’est essentiel aujourd’hui. Je pense que pour opérer un virage écologique il faut commencer par la ville. Régler la bonne distance avec les animaux c’est peut être une bonne manière d’entrer en matière.

Usbek & Rica
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