Regards d’architectes sur la Tour Triangle (1/2)
Mardi 30 juin, les élus parisiens ont validé le projet de la Tour Triangle. Une décision qui n’empêche pas les crispations autour d’un projet ardemment défendu par la Maire de Paris, Anne Hidalgo. Pour dépolitiser le débat, nous avons demandé à Pierre-Arnaud Descotes et Lucie Olivier, deux architectes indépendants, ce qu’ils pensent de cette tour censée culminer à 180 mètres de hauteur.
Pierre-Arnaud Descotes : « Ce n’est pas en créant une tour techniquement écologique qu’on crée de l’écologie urbaine »
Pierre-Arnaud Descotes, que pensez-vous du projet de la Tour Triangle ?
À Paris, les tours monopolisent le débat. On compare souvent Paris à Londres mais ces deux villes sont complètement différentes. Elles n’ont pas la même histoire, ni la même configuration urbaine. À Londres, il y a des dizaines de projets de construction de gratte-ciel, c’est vraiment impressionnant. La ville est à l’image de la politique ultralibérale qui est menée actuellement dans le pays. Paris est une ville beaucoup plus compacte ; c’est un modèle de densité horizontale qui fonctionne très bien en termes de relation entre l’offre de transport, l’habitat et la répartition spatiale des activités et du travail. C’est l’une des villes les plus denses du monde en termes d’habitants au kilomètre carré. De fait, il me semble que les enjeux se situent aujourd’hui davantage en première et deuxième couronne, où la densité y est beaucoup plus faible, ainsi que dans la transformation de son patrimoine existant. Il y a près de 4 millions de mètre carrés de bureaux vacants en Île-de-France et on vient construire une nouvelle tour de bureaux dans Paris, alors que le foncier pour le logement social manque… Pour moi, c’est ça la priorité, plus que la question de savoir si cette tour sera consommatrice d’énergie ou pas. Je ne pense pas que cela soit forcément moderne d’injecter une tour dans une ville aussi belle et raffinée que Paris, qu’il serait d’ailleurs plus juste de comparer à Rome, Vienne ou Amsterdam.
Pourquoi donne-t-on la priorité à des projets immobiliers de bureaux ?
Il me semble que c’est un problème d’investisseurs car, avec la crise, ces derniers sont plus réticents à se lancer sur des opérations « en blanc », c’est-à-dire sans connaître par avance les futurs acheteurs. Aujourd’hui, la plus-value réalisée à la revente de commerces ou de bureaux est bien plus rentable que pour des logements. Les mesures gouvernementales en faveur du logement social et intermédiaire devraient être approfondies. Par ailleurs, il est question de 5000 emplois qui vont être créés. Mais pendant combien de temps ? Pendant les travaux ? Je ne suis pas si sûr qu’en créant une tour de bureaux, on crée de l’emploi pérenne. Il me semble que la question de l’emploi fait partie d’une réflexion plus large sur l’assouplissement des lois du travail, sur l’écologie urbaine et la mixité des usages (la relation entre logement, transports et travail). On entend beaucoup parler d’une réflexion sur l’écologie de la tour Triangle mais, si elles permettent théoriquement de densifier le bâti, les tours sont néanmoins énergivores et demandent des procédés de construction, de fonctionnement et d’entretien particulièrement gourmands. Ce n’est pas en créant une tour techniquement écologique avec une double peau que l’on fait réellement de l’écologie urbaine.
En quoi consiste alors l’écologie urbaine que vous jugez prioritaire ?
Dans les années 1950, Le Corbusier a mis en oeuvre ses théories modernistes et hygiénistes, qui séparent les fonctions (habiter, travailler, se divertir et circuler) : celles-ci ont abouti aux banlieues dortoirs que l’on connait. Aujourd’hui, l’écologie urbaine met en avant le rééquilibrage des usages. On peut le voir dans le Grand Londres, qui bénéficie d’un réseau ferré établi depuis longtemps, ce qui a facilité le développement de la ville avec de nombreuses centralités. À Paris on commence seulement à créer de nouvelles jonctions pour relier la banlieue à la banlieue. Il faudrait que les chantiers s’accélèrent concernant la mobilité. La banlieue est très mal desservie et, selon moi, le transport est « le » véritable enjeu urbanistique parisien. De plus, les bureaux vacants, pour beaucoup, se trouvent dans des immeubles haussmanniens. Ces immeubles sont adaptables, traversent les décennies et sont donc durables par définition. À l’origine, il y a eu du logement, puis des bureaux, mais on pourrait à nouveau les transformer en logement. Il y a un énorme potentiel de rénovation et de transformation en ville ou dans les territoires périurbains qui constituent un véritable enjeu pour le futur si l’on souhaite régénérer la ville sur elle-même. Cette thématique doit être prise en compte dès le début des nouveaux projets de construction : il s’agit de réfléchir en amont à des bâtiments flexibles qui puissent accueillir des programmes divers et qui sauront s’adapter facilement à de nouveaux contextes. Il ne faut pas penser un bâtiment seulement en fonction du programme qu’il accueille mais en réfléchissant aussi à sa structure, sa rationalité ou les proportions de ses espaces.
Pourquoi la Tour Triangle divise-t-elle à ce point ?
Le projet fait polémique, personne ne veut vraiment prendre position. Mais il faut voir plus loin que la Tour Triangle. Il faut réfléchir à ce que Paris possède déjà et aux différentes opportunités existantes. On ne peut pas faire les mêmes projets de tours à Londres, Dubaï, New-York ou Paris. Si on m’avait annoncé un programme différent, avec par exemple 5000 logements dans une tour Triangle située aussi à la jonction de Paris et de sa première couronne, je pense que j’aurai été moins mitigé. Le projet est certes une prouesse, c’est un beau projet réalisé par une agence d’architectes renommée dont je respecte énormément le travail, mais le programme me laisse dubitatif, sauf si la tour a aussi été pensée dans une optique de transformation à l’avenir. Peut-être que le projet divise les professionnels à cause d’un manque de réflexion ou de recherche de sens sur ce que signifie construire une tour en plein coeur de Paris dans une ville qui possède déjà un potentiel de transformation et de régénération inestimable.
Pierre-Arnaud Descotes est diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-la-Villette en 2010. Après plusieurs expériences au sein d’agences parisiennes et d’ateliers internationaux dans des territoires en mutation (Chili, Paraguay, Bosnie-Herzegovine, Chine), il intègre le DSA d’architecte-urbaniste à l’école d’Architecture de la Ville et des Territoires en 2012. Il a collaboré ensuite avec l’agence d’architecture londonienne Duggan Morris Architects, avant de revenir en France.
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