Reconversion des bunkers : vers la réhabilitation d’un bâti au lourd passé
Dans l’imaginaire collectif, le bunker renvoie à des idées négatives : la guerre, l’isolement, la paranoïa. En outre, l’esthétique frustre de l’abri anti-atomique, fait de béton armé angulaire, ajoute au rejet global de ces objets dispersés dans les campagnes, les montagnes, les côtes, et parfois les villes.
Si le bunker a connu son heure de gloire pendant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre Froide (la crainte de la guerre nucléaire étant bien réelle à l’époque), aujourd’hui – à quelques exceptions près[1] – il est vu comme un objet laid, mais dont on a pourtant du mal à se débarrasser. Voici quelques alternatives pour sauver le soldat bunker !
D’un objet historique à un lieu de tourisme
Le bunker est un objet souvent chargé d’une histoire lourde. Dans tous les cas, sa symbolique inspire la méfiance. A usage tant défensif que contre-offensif, il essaime dans le monde à partir du XIXe siècle, quand l’artillerie se développe suffisamment pour pouvoir pilonner les villes, faisant fi des éventuelles fortifications qui les protègent. Ce changement de paradigme poliorcétique trouve son paroxysme pendant les deux Guerres mondiales. La ligne Siegfried, la ligne Maginot et le mur de l’Atlantique sont autant de symboles concrets de la boucherie qu’ont pu être ces conflits.
Le bunker est donc d’abord un objet d’histoire, et donc de tourisme. Aujourd’hui, plusieurs associations locales continuent d’entretenir les casemates de la ligne Maginot, symbole un temps honteux de l’échec de la “drôle de guerre” que perd la France face à l’Allemagne en 1940. Il en va de même avec les blockhaus jonchés sur les plages françaises de la façade atlantique, parfois redécorés, mais toujours bien là, comme pour rappeler aux touristes balnéaires que quelques décennies plus tôt, l’époque était moins au divertissement.
Le bunker entre donc peu à peu dans le mémoriel. En Albanie, l’île de Sazan, d’une superficie de moins de 6 km², a été fortifiée à l’époque communiste. Truffée de bunkers et de fortifications, elle est ouverte au public depuis 2015. Si l’île abrite un biome varié, isolé du continent, c’est évidemment son ancien usage militaire qui intéresse les visiteurs[2].
Une réhabilitation par la culture
Mais tous les bunkers n’ont pas la même mémoire. Et il y en a tellement ! Donc qu’en faire, d’autant plus que par définition, ils ont été conçus pour être quasiment indestructibles. Une des premières solutions de réhabilitation est passée par la culture, à l’instar de certaines anciennes friches industrielles.
A Nantes, le Blockhaus DY10 abrite depuis 25 ans une salle événementielle et des espaces de travail. Géré par une association, il est devenu au fil du temps un des symboles de l’activité culturelle de la ville. Le jour, graphistes, auteur·trice·s de BD, ingénieur·e·s du son, architecte s’affarient ; le soir, expositions et concerts prennent le relais, faisant vivre le lieu quasiment 24 heures sur 24.
A Saint-Nazaire, c’est la très imposante base sous-marine, construite en 1941, qui connaît une renaissance grâce à la culture. Longtemps vue comme un furoncle que les tonnes d’explosifs lâchés par les Alliés ont à peine ébranlé, sa réhabilitation débute dans les années 1990. Après une multitude de travaux, la base accueille aujourd’hui des espaces muséographiques (l’Espadon, Escal’Atlantic), créatifs (LiFE) et musicaux (VIP). Les Nazairien·ne·s se sont ainsi peu à peu réapproprié·e·s ce lieu qui, jusqu’ici, était essentiellement associé à la bataille de l’Atlantique.
Le bunker se fait tendance et, tout comme d’autres lieux littéralement “underground” (les anciennes carrières, les catacombes etc.), accueille désormais expositions, concerts et performances.
Occupons les bunkers !
D’aucuns pourraient considérer que ces nouveaux usages des bunkers sont plutôt élitistes, et n’intéresseront qu’une frange minime de la population. C’est pourquoi les initiatives plus concrètes de détournement d’usage de ces espaces naissent un peu partout.
Notamment, les bunkers ont les mêmes propriétés que les espaces souterrains exploités habituellement. Outre les événements culturels mentionnés plus haut, les anciens bunkers font d’excellentes champignonnières, comme à Strasbourg. La situation de ces sites permet un contrôle optimal tant de la température que de l’humidité (gérée grâce aux canalisations intégrées au bâti dès sa construction), deux constantes essentielles à la bonne culture des champignons. D’autres, comme à Londres, emploient les abris anti-aériens de la Seconde Guerre mondiale pour établir de gigantesques fermes urbaines. Comme pour les champignonnières, l’arrivée d’eau est déjà présente. Il ne reste plus qu’à apporter lumière et chaleur via des lampes pour faire pousser les différents végétaux. Enfin, pour compléter ce tour des utilisations alimentaires du bunker, sachez qu’en Suisse, pays très bien pourvu en abris anti-atomiques (avec un taux de couverture de 114% à l’échelle du pays), on commence à s’en servir comme cave d’affinage pour les fromages. Là encore, ce sont les variations thermiques – très faibles – des bunkers qui permettent cette reconversion.
De fait, en Suisse, le bunker se fait de plus en plus versatile. On y héberge également des données (car les gigantesques serveurs ont besoin d’être conservés à basse température), ou encore des… personnes. Côté pile, les promoteurs de l’hôtel haut de gamme La Claustra ont construit un complexe hôtelier comprenant spa et restaurant de luxe. La clientèle en ressort, paraît-il, plus détendue, malgré l’image claustrophobique que l’on a du bunker. Côté face, les bunkers permettent également l’hébergement de migrants sans domicile. Si cet hébergement de fortune est gratuit, il fait grincer des dents de nombreuses associations qui considèrent à juste titre que ces conditions d’accueil spartiates sont inhumaines.
Qu’il accueille des concerts de post-punk, des datacenters, des personnes ou des espaces de coworking, le bunker a bien entamé sa mue. Ne reste plus qu’à trouver les bonnes volontés prêtes à recouvrir ces milliers de mètres carrés de béton armé coloré, et peut-être seront-ils davantage admis par les populations.
[1] Dans les pays où la menace nucléaire immédiate reste une réalité palpable, l’abri anti-atomique conserve sa finalité première. On pense évidemment à la Corée du Sud, qui en 2017 comptait plus de 17 000 bunkers répartis sur tout son territoire.
[2] Cette obsession pour les grands ensembles contemporains en ciment est à rapprocher du tourisme des zones abandonnées et des villes fantômes. L’île de Hashima, au large de Nagasaki (Japon), est un des exemples les plus marquants du genre.