Reconquête ou régénération ? Comment réconcilier fleuves et villes.
A l’œuvre depuis les années 80, le grand mouvement de réconciliation entre villes et fleuves traduit dans sa chronologie les mutations récentes de notre rapport à la nature. De la reconquête patrimoniale à la régénération des systèmes socio-écologiques, quelle place pour les fleuves dans le renouvellement urbain ?
Depuis l’Antiquité, villes et cours d’eau entretiennent des liens étroits. Ils se façonnent l’un l’autre au gré des catastrophes naturelles et des besoins des sociétés humaines. Les fleuves et rivières ont joué un rôle central dans le développement des cités, notamment en tant que routes commerciales, permettant aux villes installées sur leurs rives de prospérer économiquement. Mais avec l’industrialisation, les fleuves disparaissent peu à peu du paysage urbain derrière les installations portuaires et les usines. Puis au XXème siècle, endigués dans du béton, pollués, rendus obsolètes par la désindustrialisation des centre-villes et le développement du transport ferroviaire et l’essor du tout voiture. Les cours d’eau urbains deviennent alors des obstacles et des nuisances, beaucoup sont bordés de routes, voire recouverts par des parkings et des boulevards.
L’eau semble avoir coulé sous les ponts puisque depuis quelques décennies la tendance est désormais à la réconciliation. Le changement climatique et les mouvements écologistes ont fait évoluer les mentalités : souci de préserver l’environnement, désir de nature et de fraîcheur en ville, besoin de penser la résilience face aux risques de canicule et de grandes crues… Il est désormais nécessaire de redonner à l’eau une place centrale en ville.
Les années 80-90 ont vu apparaître un grand mouvement de réappropriation des fronts d’eau urbains par les villes. Des plans de “reconquête”, “réhabilitation” ou “régénération” sont expérimentés dans les villes du monde entier. Des termes similaires qui évoquent des approches et des ambitions bien différentes : de la simple piétonnisation des berges, la remise à l’air libre de rivières enterrées, au travail de restauration écologique, jusqu’à la régénération des systèmes socio-écologiques. Après plusieurs décennies d’aménagements et de travaux de reconquête des fleuves, que pouvons-nous analyser ? Comment réconcilie-t-on durablement les villes et les cours d’eau qui les ont vu naître ?
Reconquérir le fleuve ?
Les premiers projets de reconquête lancés dès les années 90-2000 ont pour objectif premier l’attractivité économique et touristique, avec une volonté de réinscrire le fleuve dans l’identité de la ville et d’en faire un élément fédérateur. Les quais, jusqu’alors inaccessibles aux piétons, sont aménagés en promenades végétalisées et on y programme des commerces, des restaurants, des infrastructures de loisirs. De grandes opérations de revitalisation des friches portuaires font naître des quartiers créatifs, des pôles tertiaires et des éco-quartiers, entraînant l’embourgeoisement de ces zones autrefois sous-exploitées des centre-villes. Jacques Chirac, Bertrand Delanoë puis Anne Hidalgo promettent dans leurs campagnes électorales de rendre la Seine aux Parisiens et des opérations de dépollution sont lancées pour permettre à nouveau la baignade. Il s’agit ici d’une réappropriation de la ville sur son fleuve, dans un rapport utilitariste à la nature.
Régénération ?
Depuis les années 2010, la biodiversité semble regagner du terrain au bord des cours d’eau urbains. On s’aperçoit que la régénération des fleuves est un enjeu crucial pour l’écosystème citadin et sa résilience face aux bouleversements climatiques. Cela nécessite une approche systémique dans laquelle se croisent les disciplines et les regards : hydrologie, écologie, urbanisme, mais aussi sociologie, participation habitante et création artistique.
Réhabilitation des écosystèmes et “renaturation”
Pour rétablir un équilibre écologique et véritablement redonner vie aux lieux, le défi est de taille. Il faut restaurer la qualité de l’eau, désimperméabiliser les berges, supprimer des barrages, gérer la filtration des eaux pluviales, recréer des lônes et ripisylves… Cela implique aussi des choix contraignants pour les usagers (accès limité à certaines zones, contraintes sur les usages du fleuve). Soutenant cette dynamique restaurative, le 17 juin dernier, le Conseil de l’environnement de l’UE a finalement adopté la loi sur la restauration de la nature (NRL).
Réinventer le lien entre citadins et rivière
L’implication des habitants est clé pour renforcer le sens de communauté et promouvoir la protection de l’environnement. Autrefois, l’attachement des humains aux rivières passait par les traditions et la spiritualité. Aujourd’hui, on mise plutôt sur le potentiel du loisir et de la baignade pour reconnecter les deux mondes. À Lyon, le festival Entre Rhône et Saône souhaite offrir un nouveau regard sur l’eau via des activités aquatiques et une programmation culturelle et scientifique autour des deux cours d’eau. L’objectif est clair : “inviter à les observer de plus près pour mieux les célébrer, les découvrir et les protéger”. Visualisez la vidéo du festival.
A Melbourne, les communautés aborigènes, reconnues comme gardiennes historiques de la rivière Yarra, ont activement collaboré à la vision régénérative du projet “Swimmable Birrarung” et œuvrent à faire connaître les traditions précoloniales et partager l’attachement de leurs ancêtres à la rivière.
Créer de nouvelles formes juridiques
Si les préoccupations environnementales prennent une place de plus en plus importante dans les décisions d’aménagement, on constate des failles au niveau juridique : les textes de loi actuels ne suffisent pas à préserver les écosystèmes face aux intérêts privés et aux activités destructrices. Pour assurer leur protection dans les futures décisions de la ville, certains cours d’eau sont d’ores et déjà reconnus comme des sujets de droit. De nombreux collectifs citoyens militent pour que ce statut soit aussi accordé à d’autres fleuves, avec par exemple l’Appel du Rhône ou le Parlement de Loire.
La réhabilitation des bords de fleuves est donc devenue un enjeu central pour nos villes. Au-delà de l’esthétique paysagère et du marketing urbain, les approches régénératives cherchent à recréer des écosystèmes vivants où l’humain pourrait être une espèce parmi d’autres. Le maître mot pour cela semble être la collaboration : entre acteurs de la ville, entre territoires, entre disciplines, et surtout avec les habitants et les fleuves eux-mêmes.