Qui a besoin de jardins partagés ?
Les premiers jardins partagés étaient des occupations spontanées et autogérées, avec des jardiniers-pirates aux prises avec les institutions. Quelques décennies plus tard, ils fleurissent les quartiers en toute légalité et sont considérés comme un outil de valorisation du foncier, de cohésion sociale et d’amélioration du cadre de vie. Mais lorsqu’ils sont initiés et encadrés par une autorité extérieure, à quels besoins répondent-ils ? Et qu’advient-il de leur potentiel émancipateur ?
“Le jardin partagé est la forme archétypale de la société démocratique et écologique“ affirme la philosophe Joëlle Zask dans une tribune pour le Monde.
Modèle en plein essor, les jardins partagés urbains sont de plus en plus plébiscités par les agences nationales et les collectivités, jusqu’à figurer au centre de nouveaux projets immobiliers.
Plusieurs études ont révélé l’ensemble des services écosystémiques qu’ils fournissent, en termes de culture (pédagogie, récréation, paysage, lien social, bien-être), de régulation (rétention d’eau, fraîcheur urbaine), de support de biodiversité, et de production alimentaire. (comme identifiés par le programme de recherche SEMOIRs sur l’agriculture urbaine).
Mais selon qu’ils résultent d’une initiative populaire ou descendante, quels objectifs servent-ils, et dans quelle mesure bénéficient-ils aux habitants ?
Des jardins de subsistance aux jardins de sociabilité
Prédécesseurs des jardins partagés, emblématiques d’une forme d’écologie populaire, les jardins ouvriers (ou familiaux) ont vu le jour au XIXème siècle dans un contexte de pénuries alimentaires et de développement du logement social. Leur objectif était d’améliorer les conditions de vie difficiles des familles ouvrières : tout d’abord en leur offrant une parcelle à cultiver pour leur autosubsistance, puis en constituant un espace de respiration et de convivialité dans les cités. Des fonctions qui restent similaires aujourd’hui, même si les jardins ouvriers se sont ouverts à d’autres catégories socio-professionnelles.
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Les jardins partagés ont émergé en France un siècle plus tard, le tout premier connu datant de 1997 à Lille. Le réseau national des jardins partagés, qui regroupe la plupart des acteurs régionaux, affirme dans sa charte les objectifs suivants : renforcer les liens sociaux, permettre l’appropriation par tous du cadre de vie, aider les personnes en difficulté par la participation à un travail productif, (re)créer un lien à la terre et au vivant, inventer de nouvelles formes de liberté et d’autonomie. On trouve également une première définition des jardins partagés dans un projet de loi de 2003 : « jardins créés ou animés collectivement, ayant pour objet de développer des liens sociaux de proximité par le biais d’activités sociales, culturelles ou éducatives et étant accessibles au public » (selon l’Article L.561-1 du projet de loi « Accompagner le renouveau des jardins collectifs »). Le jardin partagé est donc, dès son origine, conçu au service du lien social et de l’amélioration du cadre de vie plutôt que pour la sécurité alimentaire.
A l’origine : des initiatives habitantes
Les premiers “community gardens” à New-York, ainsi que leurs descendants “jardins partagés” français, sont des initiatives populaires, spontanées, souvent illégales. Des collectifs d’habitants se réunissent pour se réapproprier des espaces fonciers délaissés. Si certains jardins communautaires sont destinés à l’agriculture de subsistance dans certaines régions et contextes de forte crise économique (comme à Detroit ou Cleveland), il s’agit souvent d’une forme de “guérilla potagère”, une contestation pour le droit à la ville, pour pallier au manque d’espaces verts et recréer des espaces de partage. Cela crée des espaces intermédiaires, des lieux d’expérimentation riches et variés où l’appropriation par les usagers est totale puisqu’ils et elles en sont les seuls gestionnaires. S’agissant d’une occupation illégale, il existe généralement deux issues pour ces jardins pirates : la régularisation via l’obtention d’un droit d’occupation du terrain, ou l’expulsion.
Institutionnalisation pour encadrer les pratiques
Dès lors que l’on a su reconnaître leurs bienfaits en matière de qualité de vie et de préservation de l’environnement, les projets de jardins partagés ont bénéficié d’un important soutien institutionnel ainsi que d’un cadre plus formel. Reposant sur des partenariats entre associations porteuses de projet et acteurs institutionnels, administratifs, techniques et financiers, ils sont contractualisés via une convention de mise à disposition et donnent lieu à un suivi et une évaluation.
Nombre de ces jardins associatifs sont des projets transitoires bénéficiant d’une convention d’occupation à durée limitée. S’ils permettent de tirer parti du foncier vacant pour créer du lien social et améliorer la qualité de vie du quartier, leur caractère temporaire peut constituer un frein à l’implication des habitants et pose la question des vrais bénéficiaires du projet. En entretenant bénévolement ce jardin éphémère, les habitants participent à la valorisation du foncier et à une forme de gentrification de leur quartier. Mais ceux qui ont de faibles moyens n’en récoltent pas les bénéfices à long terme puisque l’accès au logement dans le quartier leur devient plus difficile.
Initiatives descendantes : des difficultés de pérennisation
Dans le cadre d’opérations de renouvellement urbain, les bailleurs sociaux et les collectivités elles-mêmes initient des projets de jardins partagés. Ils disposent pour cela d’une offre grandissante de structures d’accompagnement qui proposent généralement un suivi d’un an avant de passer la main au syndicat de copropriété ou à l’association de jardiniers nouvellement créée. Afin d’assurer la pérennité du projet sur le long terme, l’implication des jardiniers-habitants est donc essentielle. Mais celle-ci est plus compliquée à obtenir lorsque l’initiative émerge d’une opportunité foncière plutôt que d’une dynamique habitante. D’autant plus que l’incentive financière n’est pas présente : les habitants de quartiers prioritaires bénéficieraient bien plus de parcelles individuelles permettant l’autosubsistance, que d’un jardinage collectif à vocation de sociabilité. Certains jardins doivent alors faire appel à un animateur salarié ou à un règlement strict pour faire perdurer le projet malgré le manque d’implication.
Des acteurs privés qui surfent sur la vague du jardinage
La tendance a fini par infuser jusque dans les documents de planification. De plus en plus, le jardinage urbain est évoqué dans les SCoT, les PLU, et dans les cahiers des charges des aménageurs. En réponse, les promoteurs immobiliers tendent à intégrer des jardins collectifs dans leurs programmes résidentiels, particulièrement dans les ZAC. Ils constituent également un argument commercial pour la vente, en conférant au projet une identité verte et conviviale. L’appropriation par les habitants est alors incertaine, et dépendra de l’investissement du gestionnaire de la résidence pour créer et faire perdurer la dynamique.
L’importance de soutenir les dynamiques habitantes
Il semble ainsi que dans le cadre de la politique de la ville, “les jardins tendent plutôt à être considérés comme des outils d’aménagement urbain que comme des outils de développement social” (selon un diagnostic du Passe Jardin). Alors que l’autogestion des jardins pirates favorise des sentiments de responsabilité et d’appartenance, ce n’est pas forcément le cas d’un jardin planifié par une autorité extérieure. Pour remplir leur fonction de liant social et perdurer dans le temps, les jardins partagés doivent être investis par les habitants. Quelques pistes pour des jardins pérennes qui garderaient leur potentiel émancipateur : encourager et soutenir les dynamiques habitantes, ou à défaut, mobiliser les futurs jardiniers au plus tôt pour co-construire un jardin adapté à leurs usages et pour favoriser leur appropriation du projet.