Quelle place pour l’intelligence artificielle dans la construction des villes ?
Ces dernières années, avec le développement des systèmes informatiques et logiciels complexes, l’intelligence artificielle s’est immiscée dans de nombreux domaines, y compris ceux touchant la fabrique urbaine. Domaine encore abstrait pour beaucoup, évoquant les fantasmes les plus fous, questionnons ensemble sa réalité et les changements qu’elle implique pour la construction de nos villes.
Nouveaux services d’analyses de données urbaines, outils connectés, approches systémiques, quel est son intérêt pour nos espaces urbains de demain ? En quoi peut-elle être utile ? Et quelles sont aussi ses limites ?
Qu’est-ce que l’IA appliquée aux bâtiments ?
Dans un contexte de crise énergétique, beaucoup d’espoirs s’accrochent à l’intelligence artificielle. En l’associant au secteur du bâtiment, les acteurs du domaine souhaitent qu’elle participe à faciliter la prédiction des consommations énergétiques futures et donc à anticiper les mesures à prendre pour permettre une réduction des consommations lorsque ces dernières dépassent les besoins des occupants. L’idée est d’améliorer la performance énergétique des bâtiments et de lutter contre la précarité énergétique.
Pour comprendre de quoi on parle, lorsqu’on évoque l’intérêt de l’intelligence artificielle dans la construction de nos villes, il faut se pencher sur le potentiel de connectivité du bâtiment avec son environnement à travers l’usage de capteurs et autres objets connectés à un réseau. L’intérêt réside dans le fait que ces outils permettent de réunir et de stocker des informations sur les usages au sein du bâtiment. Grâce à l’IA, les bâtiments peuvent devenir une plateforme de services efficace pour ses occupants, mais aussi les constructeurs, les gestionnaires et les exploitants d’un parc immobilier.
Ainsi, parmi les services possibles, l’IA peut rendre possible la prédiction de pannes de fonctionnement du bâtiment liées au chauffage, à la ventilation ou à la plomberie. Cette anticipation rendue possible a pour avantage, par exemple, d’empêcher l’arrivée de l’humidité due à un dysfonctionnement de la ventilation et prévenir une panne. Par ailleurs, identifier directement ces problématiques techniques participe à réduire les coûts de maintenance puisque le tableau de bord informatif diagnostique le bâtiment et réduit alors considérablement les déplacements sur le site, mais aussi, cela permet l’automatisation de certaines tâches comme la gestion des accès et des équipements liés à la mobilité interne du bâtiment à l’image des ascenseurs, des escalators ou tapis roulants.
Un des enjeux de l’intégration de la technologie dans le bâtiment est de réussir à associer les données de façon à ce que leur croisement communique des informations pertinentes. L’intérêt est de proposer toujours plus d’innovations et d’automatismes pour développer de nouveaux services. Toutefois, cette recherche peut devenir une course à l’innovation qui peut émettre des effets contraires aux objectifs initiaux.
Faire le compromis entre Green Building et Smart Building
L’une des espérances concernant l’intelligence artificielle est de répondre au défi de la transition énergétique. Outil pratique, le bâtiment intelligent, s’il est utilisé à bon escient, permet d’atteindre les caractéristiques d’un bâtiment écologique permettant les économies d’eau, d’énergie ou la bonne gestion des déchets. La technologie permet de réaliser des actions à distance ou même, grâce à la mémoire artificielle, d’agir, selon des commandes pré-enregistrées, sans la présence systématique de l’homme. Par exemple, les lumières d’un bâtiment peuvent s’éteindre et s’allumer en croisant les données d’un détecteur de présence et d’un outil mesurant l’intensité de la luminosité naturelle.
Bien que l’IA contribue, en effet, à répondre en partie à cet enjeu par la prévision des consommations d’énergie, l’envers du décor met en lumière une autre facette plus énergivore. Pour pouvoir trouver des solutions et y répondre par des services, il faut d’abord recueillir des informations qui sont ensuite stockées dans des centres de données, or, ces derniers sont très énergivores. L’un des enjeux de l’IA du bâtiment, dans les années à venir, sera de s’assurer des solutions qui permettent d’économiser davantage d’énergie que ses outils n’en consomment. Pour cela, des bilans énergétiques précis devront être réalisés avant de recourir systématiquement à de nouvelles innovations de services afin de faire la différence entre l’essentiel et le superflu.
Par ailleurs, développer ces outils numériques impliquent l’utilisation de matériaux rares et non recyclables comme l’Indium qui questionnent non seulement la pérennité de la technologie en question, mais également l’impact environnemental de l’IA. Cet état des lieux révèle aussi l’importance de coupler l’IA avec de la prévention aux gestes écologiques permettant aux habitants de maîtriser leurs consommations.
Si un compromis est recherché entre le bâtiment intelligent et le bâtiment écologique, c’est que l’usage de la technologie seule peut effrayer, notamment lorsqu’elle touche le respect de la vie privée et la sécurité des données qui visent à éviter tout usage illicite de ces informations à des fins de surveillance et de contrôle ou à des profits marketing. Les précautions à prendre demandent de s’assurer de l’équilibre entre ces droits et les progrès technologiques des bâtiments et ce, par le maintien des données au sein du bâtiment et du territoire en laissant, par exemple, la possibilité pour l’occupant de garder la liberté de couper le système.
Car s’il est vrai que l’IA peut-être perçue comme une solution à de nombreux enjeux contemporains, elle peut aussi être une menace à long terme. Des dérives peuvent voir le jour telles que le contrôle de la machine sur l’homme, s’il doit répondre à des ordres des machines, leur laisser la prise de décisions ou encore perdre le contrôle du système.
La ville finira-t-elle par être construite par des robots ?
Vectrice d’efficience, l’IA est utilisée pour le suivi et la planification du chantier, notamment pour éviter les retards. Elle est capable d’analyser d’autres projets ayant eu lieu pour apprendre d’eux et proposer une planification adaptée et efficace. Le suivi permet une adaptation en fonction des éléments réussis ou non, et sa capacité de réflexion permet une adaptation en temps réel pour notamment prédire et anticiper les éventuels imprévus.
D’ailleurs, avant même le chantier, lors de la conception des bâtiments, l’intégration de nouvelles technologies est à l’œuvre avec le développement des maquettes numériques BIM 3D. L’intelligence artificielle pourrait être une des solutions pour automatiser cette conception qui facilite la visualisation du projet à venir et l’anticipation des contraintes grâce à des projets plus précis.
Sur le chantier, l’intelligence artificielle est omniprésente avec la reconnaissance faciale du personnel, le suivi en temps réel des entrées et sorties des outils, une démarche qui vise à sécuriser le chantier en identifiant les potentiels dangers liés aux comportements. Un élément qui peut être perçu comme une perte de liberté. Avec des ouvriers sous surveillance, c’est un avenir qui pose question puisqu’il risque de pousser à certaines dérives comme le productivisme à l’extrême, laissant de côté le caractère humain.
Le rapport d’orientation sur l’IA de Cédric Villani mentionne un autre enjeu qui concerne l’automatisation des tâches. Ce phénomène risque de s’accompagner d’une suppression d’emplois “d’ouvriers non qualifiés” qui concerne les métiers comme le gros œuvre et le second œuvre. Le BTP ayant du mal à attirer les jeunes vers des métiers jugés pénibles montre toutefois que ces technologies ont leur rôle à jouer dans la réduction de la pénibilité mais aussi dans la désautomatisation du travail humain, sans pour autant remplacer totalement l’homme.
Des innovations permettent ainsi d’utiliser des robots qui facilitent le quotidien de certains métiers sans en perdre le contrôle. C’est le cas de l’exosquelette et sa dernière version “ExoPush” conçu par le groupe Colas et la start-up RB3D, spécialiste de la robotique collaborative qui vient en aide au métier de tireur de râteau. Ainsi, cet exosquelette, plus petit de taille et mieux transportable, est passé de 42 kg pour sa première version à 8,4 kg. L’intérêt de cette innovation est de préserver la santé de ses utilisateurs grâce à une réduction des poids à soulever et un effet de traction qui sollicite les épaules et moins le dos.
Evolution de l’IA dans le bâtiment : quand la tech s’adapte à l’habitant
Une note “bâtiments responsables et intelligence artificielle” réalisée par le groupe “Réflexion bâtiment responsable 2020-2050” qui a la particularité de mettre en avant le besoin de toujours partir des besoins de l’usager pour imaginer des services usant de l’IA, a été soumise au débat jusqu’au 20 avril prochain. Si le groupe insiste sur cette démarche, c’est parce que la technologie classique se réduit souvent à imposer strictement des règles pour des raisons purement techniques. Or, cette fois, il s’agit de prendre en compte le développement au sens large, soit la prise en compte du bien-être des usagers, les premiers concernés par l’insertion de l’IA dans les bâtiments qu’ils fréquentent au quotidien. Dans le bâtiment intelligent, le bâtiment serviciel veut ainsi faciliter la vie de l’occupant par le numérique, et deux domaines vont particulièrement être bousculés par l’IA : la santé et les seniors
L’intelligence artificielle innove aujourd’hui en s’inspirant des usages des habitants dans le bâtiment pour s’adapter et proposer des solutions plus adéquates et flexibles. Cette nouvelle prise en compte, permet grâce à la communication de données nécessaires au corps médical, de proposer des services bien être pour les habitants. Ainsi, il pourrait ainsi être possible de maintenir des personnes âgées à domicile par la communication de données, n’impliquant pas des méthodes intrusives comme la vidéo, mais plutôt des détecteurs de présence ou de mobilité par exemple.
A titre d’exemple, la technologie Vivoka, spécialisée dans la reconnaissance vocale et l’IA a développé Zac, un outil de domotique de reconnaissance vocale matérialisé par un raton laveur holographique. A destination des personnes fragilisées, cet outil propose deux types d’alerte qui contactent, en cas de danger, soit la famille ou les proches, soit un service à d’assistance à la personne ou un service d’urgence. Bien sûr, cette révolution devra se faire dans le respect de la liberté de chacun et devra laisser le choix à l’utilisateur de refuser un tel dispositif afin de préserver sa vie privée.
Par ailleurs, l’IA devient désormais l’objet de certifications. Ainsi, la Smart Building Alliance et Certivéa ont mis au point le label Ready2Servies (R2S). Cette certification, destinée aux bâtiments tertiaires couvre tous les usages possibles du numérique dans le bâtiment et garantit la qualité des services informatiques et l’interopérabilité, c’est à dire, la possibilité de communication entre deux ou plusieurs systèmes, appareils ou éléments informatiques. De même, le référentiel NF Construction Logement de Cerqual a introduit récemment dans son référentiel une rubrique « bâtiment connecté » permettant d’encadrer les nouveaux services aux usagers.
Donner un cerveau aux bâtiments et à la ville avec l’IA ?
Mais alors, la ville du futur aura-t-elle mille et un cerveaux ? Quand on parle d’Intelligence Artificielle, on s’imagine des machines dotées d’une certaine conscience, c’est d’une autre “intelligence” dont il s’agit. En effet, l’IA possède la faculté de comprendre les usages grâce aux données récoltées auprès des utilisateurs qu’elle analyse. Alors qu’habituellement, l’humain prend le relai pour appréhender ce traitement des données, l’IA anticipe et propose différentes actions en fonction des éléments identifiés, le bâtiment entre alors en interaction directement avec les habitants.
On parle alors de cerveau car l’IA propose différentes réactions suite à la détection d’anomalies ou une analyse prédictive qui anticipe l’avenir pour guider des choix. Cela pose différents défis pour le secteur du bâtiment. D’abord, il s’agit de faire évoluer les équipements d’un point de vue technique afin qu’ils parlent le même langage pour leur permettre d’interagir entre eux. Ensuite, parce que la durée du bâtiment, pensé sur le long terme, questionne une temporalité de la technologie plus courte, où l’obsolescence peut pointer le bout de son nez rapidement.
De plus, les métiers liés à ces technologies évoluent plus lentement que les progrès technologiques eux-mêmes, et cela pose également une problématique de compétences quant à la gestion de ces machines. Les hautes technologies en générale ont ce souci car elles empêchent la facilité d’entretien en cas de panne, qui nécessite des équipes compétentes dans un domaine particulier.
Un tel cerveau se doit d’être donc accessible et maîtrisable, afin de garantir une sécurité pour les usagers, puisqu’il s’agit d’éviter qu’une panne de courant, d’internet ou informatique, ne vienne bloquer l’ensemble du système. Le défi est donc de permettre que ce “cerveau” soit autonome et imperméable à toute attaque qui pourrait mettre en péril les usagers du bâtiment.
Cette sécurisation pourrait s’appuyer sur le fonctionnement de la Blockchain, afin notamment d’assurer les transactions monétaires s’il y en a, en partageant les différentes opérations numériques entre de multiples parties prenantes. Il est aussi envisageable que l’IA puisse permettre des échanges futurs entre machines, autrement dit, une interaction sans intervention humaine. Cela pourrait être le cas si le logement par exemple, paie automatiquement l’électricité consommée ou encore que les voitures puissent régler leur stationnement tous les mois par stockage de leur proposes données, le tout sans que le propriétaire n’ait à intervenir.
Cette perte d’intervention humaine pose cependant question. L’IA apporte au bâtiment un “cerveau” qui peut être soumis à des acteurs influents, notamment ceux ayant la maîtrise de ces technologies complexes comme les Géants du web, tels que Google, Microsoft, Apple ou encore Amazon, qui étendent peu à peu leur contrôle grâce à leur offre de service numérique. Encore faut-il alors garder une neutralité pour empêcher que nos bâtiments du futurs soient sous l’emprise de tels acteurs.
L’intelligence artificielle prend une part de plus en plus importante dans la construction de la ville pour offrir des services toujours plus complexes et innovants. Que ce soit déjà le cas sur les chantiers ou pour les bâtiments connectés ou serviciels, et même dans certains systèmes de villes du futur qui développent un fonctionnement type blockchain. Pour s’assurer de ne jamais se diriger vers la soumission d’une partie de la population, la démarche d’innovation technologique doit se faire d’une manière ascendante, soit du bas vers le haut, afin que les usagers restent maîtres de leurs décisions. Mais alors les citoyens et les principaux usagers des services de l’intelligence artificielle ne devraient-ils pas être au cœur des décisions quant au développement de l’IA et la manière dont elle devrait fonctionner ?