Quelle place pour la personnalité des habitants dans la ville ?
Que ce soit dans le type de matériaux utilisés, dans la forme architecturale et des espaces publics, ou encore dans les processus de production de la ville, le mouvement général est à la standardisation. Pourtant, les démarches de personnalisation, éphémères ou plus durables, existent. Souvent à l’initiative des habitants eux-mêmes, elles interrogent sur la place laissée à l’expression de la personnalité des habitants au sein des paysages urbains.
Face à quelles contraintes font face aujourd’hui les habitants lorsqu’ils souhaitent exprimer leur personnalité ? Que viennent réellement créer les démarches de personnalisation pour les villes concernées ? Et de quelle manière pourraient-elles se développer demain dans nos villes ?
Les festivités comme opportunité de personnalisation éphémère
Les festivités de fin d’année sont le théâtre, au sein des villes et villages, de la créativité des habitants. Guirlandes de lumières, feuilles de houx, pères noël et autres fantaisies ornent les façades, donnant aux balcons et aux maisons une ambiance particulière, selon le goût des résidents qui y habitent. Une esthétique qui met du baume au cœur dans ces périodes hivernales, à tel point que ce sont parfois les collectivités elles-mêmes qui incitent les habitants à décorer leurs habitations. La ville de Dunkerque fournit ainsi des bons d’achat à ceux qui se prêtent au jeu. Un moment particulier qui met à l’honneur la créativité des Dunkerquois, où chacun participe selon ses moyens, avec plus ou moins de bon goût, afin de susciter l’appréciation des passants. Une démarche qui peut aussi fédérer, avec des rues où tous les voisins mettent la main à la pâte pour créer une unité festive qui anime certains quartiers.
Les signes d’appartenance sont rares, mais parfois ils s’affichent aux fenêtres à l’aide de décorations originales. D’autre fois, ils répondent à un événement particulier, comme lors des coupes du monde, où les drapeaux des équipes soutenues décorent les balcons. Des couleurs qui s’affichent même sur les façades, comme ce fut le cas en 2018 à Eaubonne, où un couple avait eu l’idée d’aller jusqu’à repeindre leur façade en bleu, blanc et rouge pour célébrer la victoire de l’équipe de France lors de la Coupe du Monde de Football. Bien que l’initiative n’avait pas déplu aux habitants, la municipalité avait fini par leur imposer de repeindre leur maison dans sa couleur d’origine.
Face aux règles d’urbanisme et au goût des habitants, ces personnalisations restent éphémères pour la plupart. N’ayant pas d’impact dans le temps, elles permettent tout de même aux habitants une certaine expression esthétique individuelle.
Des initiatives personnelles aux répercussions collectives
Rares sont les occasions où une telle expressivité est permise et où les démarches de personnalisation peuvent être collectives et pérennes. Souvent, c’est par la démarche d’un individu que naît l’envie de développer une approche entre voisins. Prenons par exemple le cas du village de Saint-Martin d’Abbat, dit le village aux boîtes aux lettres. Un des habitants avait décoré la sienne, avant de proposer au maire en 1994, d’installer une « identité culturelle » pour le village. Peu à peu, ce sont tous les habitants qui s’y sont mis, créant une véritable identité municipale.
Des initiatives peuvent germer dans le but de personnaliser un lieu, se l’approprier en le rendant unique. Mais ces démarches peuvent aussi créer du lien ! Un libraire du 13ème arrondissement de Paris l’a bien compris. Pour concrétiser son envie de redonner le sourire aux habitants de son quartier, il a décoré sa boutique d’ours en peluche géants. Une attraction pour les passants, mais aussi un grand déclencheur de discussions et de bonne humeur. Sa curieuse initiative n’en est pas restée là, puisque désormais c’est devenu un concept repris avec l’installation de “nounours” à différents endroits dans le quartier des Gobelins et au-delà.
Un moyen de rassembler et créer du lien social, que l’on retrouve dans les divers projets développés par Patrick Bouchain, comme la rénovation d’un ensemble de 60 maisons locatives sociales avec les habitants à Boulogne-sur-Mer. En 2013, c’est la concrétisation après 6 ans de travail conjoint entre les habitants, l’Office Public de l’Habitat de Boulogne-sur-Mer nommé Habitat du Littoral et le concepteur Notre Atelier Commun (NAC), pour la transformation de ces maisons occupées. Les résidents marginalisés ont été sollicités, dans un projet collectif à l’échelle de leur quartier, afin de redéfinir leur lieu d’habitat. Ils ont pu ainsi choisir les modifications à effectuer, en ayant notamment le choix des matériaux et des couleurs. Une démarche globale qui a fédéré et laissé plus de place à ceux qui vivent dans ces logements.
Pourtant, certaines démarches personnelles ne sont pas autant appréciées et peuvent créer la discorde. La demeure du chaos fait partie de ces cas. Véritable œuvre hybride dans le village de Saint-Romain-au-Mont-d’Or près de Lyon, elle est l’œuvre de Thierry Ehrmann, sculpteur et homme d’affaires. Avec plus de 6300 œuvres réunies, il a créé tout un monde apocalyptique à l’esthétique très marquée autour de l’idée de chaos. Un musée à ciel ouvert insolite qui a fait la controverse dans le village d’environ 1200 habitants. Pourtant, alors même qu’il existe des réticences des riverains, le lieu est connu de beaucoup et attire chaque année pas moins de 180 000 visiteurs, ce qui en fait un lieu touristique atypique.
Des résistances à la personnalisation qui s’inscrivent souvent dans des contextes homogènes, où le lieu atypique va initier une rupture forte, qui ne répond ni à l’identité perçue ou vécue du cadre de vie. Le fait de sortir du lot peut être accepté si une concertation est mise en place avec les habitants, et si cela s’inscrit dans une volonté commune de dépasser la standardisation. En 1993, la rue Crémieux à Paris se métamorphose en rue piétonne pavée à la demande des habitants. En échange de cette transformation, la mairie a une requête claire : elle souhaite que chaque maison bénéficie d’un ravalement de façade. D’une décision commune, l’association des habitants de la Rue Crémieux opte pour des couleurs pastels et flashy. L’unité de la rue Crémieux crée ainsi un lieu atypique à l’ambiance particulière, qui en fait son succès.
Mais les choix individuels ne sont pas toujours appréciés, ni admis par les plans locaux d’urbanisme, à l’image d’un habitant qui avait repeint en orange la loggia de sa maison, avant d’être repris par la mairie de Namur pour cette prise d’initiative.
Le patrimoine et le vernaculaire pour dépasser la standardisation
Au-delà de la personnalisation impulsée par des démarches et initiatives individuelles, ce sont majoritairement l’histoire et le patrimoine d’une ville ou village, qui sont utilisés pour garder l’aspect unique de l’architecture et des espaces urbains. Les spécificités locales sont alors des trésors à préserver, que les lois de patrimoine cherchent à conserver dans les centres urbains. Les outils déployés peuvent être variés, comme des plans de sauvegarde environnementale et faire l’objet d’outils de préservation. Les municipalités se dotent alors d’Aire de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine (AVAP) dans leur plan de planification urbaine et les architectes des bâtiments de France veillent au respect de ce patrimoine, en analysant l’ensemble des permis de construire et demande de transformation au sein des zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager.
Ainsi, l’unique se révèle dans le vernaculaire. Des villages d’ocre en Provence, aux toits d’ardoises en Bretagne, ces normes préservent la diversité des paysages urbains. Comme l’évoque Mathieu Gigot dans la revue Norois : “L’appel au passé ferait donc figure de résistance à l’uniformisation du monde de sorte que les sociétés contemporaines tendent à conserver leur patrimoine comme des pans d’une histoire qui leur échappe, absorbée par le tourbillon de l’urbanisation et de la globalisation.”
Des spécificités qui vont à l’encontre d’une standardisation, en créant des ambiances urbaines spécifiques et qui imposent alors des traits de caractère uniques, avec des espaces aux identités très identifiables, auxquels les habitants s’attachent et qu’ils cherchent à faire perdurer. Cependant, cette unicité est aussi un frein à la personnalisation des façades. La lutte contre la standardisation par le patrimoine peut paradoxalement amener à une contrainte forte dans l’expressivité des habitants. Ainsi, les démarches personnelles doivent s’inscrire dans les codes et les normes définies, afin de ne pas déroger à l’harmonie de l’ambiance préservée. Dans l’atypique village de Trentemoult, il n’apparaît pas décalé de voir des habitations aux tonalités vives et aux jardins d’hiver particulièrement fournis, alors même que s’y affichent des couleurs sur ses façades et une grande variété de végétaux.
Alors que ces espaces homogènes sont pleins de caractère, la créativité habitante et collective prend davantage ses aises dans des espaces indéfinis, où l’expression peut prendre toute sa place, sans dénaturer une atmosphère bien installée. Le street art et les projets atypiques s’installent d’ailleurs davantage sur des friches ou des espaces contrastés, en marge de la ville. Face à ce constat, comment lutter contre l’harmonisation des villes et la standardisation des esthétiques urbaines ?
Vers plus de personnalisation dans la fabrique urbaine ?
Les habitants sont donc contraints par tout un ensemble de mesures d’urbanisme qui réglementent la couleur, les matériaux et les revêtements d’une façade, ou encore les différents éléments qu’il est possible ou non d’afficher dans l’espace public. Le rapport à la rue est ainsi soumis à des règles qui parfois limitent la surprise et donnent des paysages urbains homogènes et sans identité. Un phénomène qui a pour effet de réduire l’appropriation des habitants.
Face à des coûts réduits, des contraintes de projets plus nombreuses, les projets urbains participent dans certains cas à une standardisation urbaine. Pourtant, certaines villes tendent vers plus d’audace dans leurs projets. Les architectes ont un réel rôle de créativité, en proposant quand ils le peuvent des textures, des matériaux, des volumes et des formes inédites. Leur personnalité infusent certaines propositions et proposent des lieux de vie différenciants. Un travail qui est par exemple mené par le cabinet d’architecture Edouard François, qui a développé sur la ZAC Cambridge de Grenoble un bâtiment à la façade en bardage métal particulier puisqu’elle imite la peau d’un Python.
La personnalisation a souvent lieu dans la conception des logements, avec l’organisation des pièces qui s’adaptent selon les besoins. Aujourd’hui, apparaît dans quelques projets le concept “BOB”, diminutif pour “Bespoke Open Building”, qui consiste à une personnalisation des volumes, de l’organisation intérieur, mais aussi du morceau de façade associé au logement. Concrètement, le principe a été expérimenté par l’atelier Pascal Gontier à Floirac sur un projet de logements intermédiaires. Dé-standardiser la ville n’est pas forcément produire des projets plus excentriques et originaux, mais simplement inclure davantage les habitants dans la conception urbaine et d’adopter des démarches de sur-mesure, à même de modeler des projets plus diversifiés.
Des démarches qui pourraient donc aller plus loin, en utilisant les temps de co-conception comme le moyen de personnaliser encore davantage l’univers architectural des bâtiments, à l’image des bâtiments d’habitat partagé. Peut être qu’il s’agit de donner plus de place à la personnalité des habitants pour diversifier l’esthétique de leurs habitations et créer plus de variétés dans les paysages urbains actuels.