Post-tourisme de masse, ces villes à la recherche d’une nouvelle identité : le cas de Venise

17 Fév 2022 | Lecture 5 min

Depuis des décennies, de nombreuses villes ont construit leur identité autour du tourisme de masse. La crise de la Covid-19 a totalement remis en cause cette logique d’attractivité par le voyage. Privés pendant une longue période de leur habituel flux touristique, le visage de ces espaces s’est transformé, engendrant, dans certaines villes, une réappropriation habitante totale. Le constat est global, le tourisme de masse a défiguré de nombreux espaces urbains. La ville de Venise a d’ailleurs annoncé faire le choix de ne pas retomber dans cette logique au sortir de la crise.

Mais alors, quelles nouvelles identités peuvent revêtir ces villes ? À l’instar de la désindustrialisation, l’arrêt du tourisme de masse pourrait-il venir transformer le fonctionnement et l’image de ces villes-musées ?

Venise : une ville née et construite par et pour le tourisme

Avec ses 30 millions de touristes pour 50 000 habitants, Venise ne vit presque uniquement que du tourisme et de sa fonction de centre culturel au rayonnement mondial. Sa richesse architecturale unique, son patrimoine et sa morphologie urbaine conservés depuis le Moyen Âge et la Renaissance, mais également ses caractéristiques paysagères et culturelles remarquables, notamment avec sa lagune, ses canaux et gondoles, en font un lieu d’exception devenu incontournable pour les touristes du monde entier.

Si cet engouement a pu constituer, au départ, un réel apport pour Venise et ses villes alentour, notamment en termes de notoriété et de retombées économiques, celui-ci est aujourd’hui devenu incontrôlable. Et pour cause, la ville s’est progressivement transformée pour accueillir de plus en plus de touristes. Résultat aujourd’hui, et depuis plusieurs années déjà, Venise se vide littéralement de ses habitants qui subissent au quotidien ce tourisme de masse. En à peine 40 ans, la population de la ville a été divisée par deux et la ville ne compte plus désormais que 52 000 habitants permanents. Symbole puissant de cette curieuse dynamique de reflux, le maire de Venise lui-même n’habite plus la ville. Un processus de désertion soutenu qui s’explique également par la hausse des prix des loyers due, entre autres, au développement tous azimuts de plate-formes de résidences temporaires de type Airbnb, mais également par l’application de politiques publiques visant à mettre à profit chaque mètre carré restant. Les propriétaires d’immeubles peuvent en effet quadrupler leurs revenus mensuels en louant leurs logements à des touristes, plutôt qu’à des locaux. Ceux qui ont les moyens de posséder un parc locatif sont donc les principaux bénéficiaires de ce tourisme. Ainsi, cette évolution a des répercussions majeures sur les Vénitiens qui se voient contraints de quitter leur habitation n’ayant plus les moyens de supporter la charge financière qu’elle génère.

La ville historique a alors modifié ses fonctions urbaines en raison de la baisse significative de sa population, causant le changement d’utilisation de nombreux bâtiments, le remplacement d’activités productives traditionnelles par d’autres usages, la mutation de résidences principales en hébergements touristiques et le changement de l’offre de service et de commerces de proximité vers des activités liées au tourisme. Répondant à une logique d’opportunités, ce développement a progressivement modifié l’identité culturelle et les équilibres sociaux-économiques de Venise.

Ce volume de touristes qui afflue vers une ville striée de canaux, très dépendante du transport par bateaux, représente aussi une nuisance quotidienne pour les habitants. En effet, trop nombreux sont les groupes de touristes qui s’agglutinent pour prendre des photos de monuments ou de ponts, rendant à certaines heures, difficile voir impossible les déplacements quotidiens des habitants de la vieille ville. Un problème pour les Vénitiens qui voient leur qualité de vie se dégrader.

L’administration municipale, première témoin des effets négatifs du tourisme sur la ville s’est vue dans l’obligation de lancer une campagne, nommée #EnjoyRespectVenezia, accompagnée d’amendes, pour réduire les nuisances causées par les touristes : baignade dans les canaux, nourrissage des oiseaux, pique-niques improvisés un peu partout, déchets sauvages… La part de plus en plus importante des voyages organisés dits “low-cost”, est venue intensifier le sentiment que la ville de Venise n’était plus visitée pour son histoire et sa culture, mais principalement pour y faire un concours de “selfies”. On met en péril la protection du patrimoine culturel et architectural pour continuer de profiter des recettes financières que procurent les touristes.

© Dylan Freedom sur Unsplash

© Dylan Freedom sur Unsplash

Entre la Covid-19 et les problèmes environnementaux…

Jusqu’à présent, Venise vivait principalement des retombées directes ou indirectes de l’industrie touristique, avec 85% de touristes étrangers venant chaque année et  environ 65 % de sa population qui travaille dans le secteur. Avec la pandémie à laquelle nous faisons face aujourd’hui, une chute dramatique du nombre de visiteurs a été enregistrée. Particulièrement touchée par la crise, en quelques mois Venise a pris des allures de ville fantôme, et connu un sérieux coup d’arrêt venant réinterroger en profondeur l’économie de son territoire.

En plus des problèmes liés à la diminution rapide et drastique de la fréquentation touristique, la ville doit également faire face aux enjeux environnementaux et de gestion des risques naturels qui l’impactent fortement. Venise est particulièrement exposée aux aléas et aux conséquences liés au changement climatique. La montée des eaux sur les littoraux, que ce soit par la hausse régulière du niveau de la mer, mais aussi par les tempêtes, est un risque majeur pour les populations des villes littorales. Située au cœur de la lagune, chaque hausse importante du niveau de l’eau entraîne une submersion de la ville. Les images de la place Saint-Marc immergée sont désormais devenues presque ordinaires. En novembre 2019, la ville a subi une “acqua alta” ayant battu de nouveaux records.

Les navires de croisière jouent également un rôle particulier pour la ville de Venise. Environ 600 bateaux de ce type y accostent tous les ans, soit l’équivalent de 8 à 10 par jour. Au-delà de contribuer à l’enrichissement et au développement de la ville grâce à la présence des touristes, les contraintes qu’ils imposent sont jugées trop importantes. Leurs passages représentent un premier danger pour la ville car ils entraînent bien souvent la création de vagues recouvrant partiellement la ville et déstabilise la vase provoquant l’érosion des fonds marins, contribuant ainsi à l’enfoncement de la ville. Leur passage fragilise, de plus, la base des immeubles construits au fil de l’eau. D’autre part, des accidents ont eu lieu au cours de l’année 2019. Suite à une panne moteur, le navire de croisière MSC Opera a heurté le quai auquel il voulait s’amarrer, créant des dégâts matériels importants et une grande frayeur parmi les touristes et habitants présents. Deux mois plus tard, un autre navire a percuté un yacht amarré à quai. En plus desdits problèmes engendrés, ces imposants navires provoquent également une augmentation marquée de la pollution atmosphérique, dans cette ville sans voitures, mais aussi une pollution visuelle importante.

Face à ces constats pouvant porter lourdement atteinte au patrimoine vénitien, l’UNESCO a, dès 2016, engagé des mesures et exigé que les bateaux ne puissent plus s’amarrer au niveau de la place Saint-Marc, sans quoi elle menaçait d’inscrire Venise sur la liste des sites du patrimoine mondial en péril. Une mesure qui a permis des premières améliorations en sécurisant partiellement le site. Seulement, les navires continuent de passer devant la place, ce qui représente toujours une nuisance et un facteur de risque pour les habitants et les biens matériels de la vieille ville.

© Dylan Freedom sur Unsplash

© Dylan Freedom sur Unsplash

…Venise n’a pas d’autres choix que de se réinventer.

Force est de constater que Venise ne peut plus compter durablement sur le tourisme de masse pour vivre et maintenir son rayonnement. Face à cette crise sanitaire qui perdure, la ville n’a pas d’autres choix que de favoriser un modèle de développement économique plus vertueux et apaisé, adossé aux forces vives du tissu local, plus respectueux de l’environnement et plus à l’écoute des besoins de ses habitants.

En conséquence, des mesures ont été prises sur le long terme pour tenter à la fois d’équilibrer l’économie vénitienne, mais également pour mieux réguler, dans le temps et dans l’espace, le flux touristique revenant progressivement visiter la ville.

Dario Nardella, maire de Florence, a ainsi souligné la nécessité d’envisager un nouveau modèle de tourisme portant sur la valorisation, la promotion et la protection des villes d’art. Les deux maires, de Venise et de Florence, souhaitent pour cela accroître la sécurité en augmentant les présences policières sur les lieux les plus touristiques, mobiliser davantage de fonds pour assurer une offre de transports publics adaptée, mais aussi mettre en place une nouvelle réglementation pour les guides touristiques.

D’autres  solutions pour réguler les flux touristiques ont également été évoquées avec,  à titre d’exemple, l’installation de péages à l’entrée de la ville et de certains monuments historiques permettant notamment de financer la rénovation et la conservation de  sites remarquables, mais aussi la lutte contre les locations Airbnb et des chambres d’hôtes par la mise en place de réglementations spécifiques sur le territoire, ou encore, la fermeture de certaines rues aux activités touristiques et la mise en place d’un seuil maximum de visiteurs quotidiens pour certains moments de la journée… Enfin, une autre solution plus structurelle a été mise en avant par la municipalité, celle de transférer une partie des activités liées au tourisme (les musées, hôtels, auberges de jeunesse…) sur la partie continentale dans la ville de Mestre. Étendre et donc mieux répartir le centre de gravité touristique permettrait alors d’alléger le poids et les contraintes qui pèsent actuellement sur le centre historique et ses habitants.

Comment sera la Venise de demain ?

Le déploiement des villes au rayonnement mondial ne doit plus désormais se reposer exclusivement sur l’activité touristique. Si le tourisme a longtemps constitué une aubaine pour l’attractivité de Venise, force est de constater qu’il devient aujourd’hui une des causes principales de sa dégradation. Les derniers épisodes d’inondation soulignent la nécessité d’engager de nouveaux modèles de stratégie territoriale et de développement socio-économique plus vertueux au regard de l’urgence des enjeux actuels.

En effet, au-delà de permettre à la ville de se relever des conséquences de sa mono activité liée aux retombées touristiques, ce changement structurel de modèle vise à répondre durablement aux problématiques environnementales particulièrement importantes, causées à la fois par un manque de civisme venant des touristes, par le passage des bateaux de croisières impactant fortement les logements situés aux abords de la lagune et par une insuffisance des politiques publiques en termes de gestion des risques naturels.

Un changement de paradigme – à l’écoute de l’évolution des usages de l’urbain et de la prégnance des enjeux actuels – souhaitable pour cette ville emblématique et qui doit être bénéfique au territoire dans toutes ses composantes. Ainsi, il s’agit d’apporter un nouveau souffle à l’identité patrimoniale et paysagère de Venise, tout en apportant aux habitants une meilleure qualité de vie, plus apaisée et plus inclusive.

LDV Studio Urbain
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