Penser en animal pour aménager la ville
La place de la nature et de la biodiversité en ville est de plus en plus prise en compte dans les différentes politiques d’aménagement. Mais plutôt que de se contenter de restaurer et de préserver les écosystèmes en milieu urbain, ne pourrait-on pas aller plus loin et écouter directement ce que nous disent les animaux des évolutions de nos villes ?
C’est en tout cas ce qu’un nombre croissant de chercheurs, issus de différentes disciplines, de la philosophie à la géographie en passant par la bioacoustique, nous proposent. Comment traduire le chant des oiseaux en aménagements concrets ?
La ville, des sons
Lieux de concentration des activités humaines, les villes font du bruit. Souvent considérés comme de la nuisance, ces bruits rythment les journées des citadins, avec des temps nocturnes plus apaisés, et des journées où moteurs, terrasses de restaurants, cloches, ou encore klaxons animent l’espace public. Mais si l’on tend l’oreille avec un peu plus d’attention, d’autres bruits s’ouvrent à nous : ceux de la nature. Chants d’oiseaux au crépuscule, bruits des feuilles avec les bourrasques de vent, tonnerre… Autant de bruits qui sont souvent masqués par l’activité humaine mais qui participent largement à constituer un paysage sonore urbain riche.
Derrière ce brouhaha citadin se cache donc en réalité une multitude de sonorités, venant elle-même d’une multitude de sources. Ces sources sont regroupables en trois grandes catégories. La première est celle de la géophonie : elle regroupe l’ensemble des sonorités d’origine naturelle (le vent, les vagues, le tonnerre..). La deuxième est celle de la biophonie qui regroupe l’ensemble des sons d’origine animale (chants des oiseaux..). Enfin, la dernière est celle de l’anthropophonie, c’est-à-dire les sons d’origine humaine (bruits de moteurs par exemple). Grâce à cette classification, il est alors possible de mieux disséquer les paysages sonores qui nous entourent, et surtout identifier ceux qui peuvent être une source d’information importante pour les scientifiques.
Une intuition développée par le scientifique Bernie Krause, musicien de formation et enregistreur de paysages sonores dès les années 60, qui a développé tout au long de sa carrière le concept d’écologie du paysage sonore. Après 50 années à enregistrer des sons en milieux ruraux et urbains, Bernie Krause a constaté que, durant ce laps de temps, près de la moitié des sons de la nature avaient disparu. Son travail s’est donc concentré à la préservation de la biodiversité, à travers la bioacoustique, c’est-à-dire l’écoute des sons animaux.
Écouter la biodiversité pour la protéger
Depuis plusieurs siècles, le déploiement de l’activité humaine empiète peu à peu sur les écosystèmes naturels et vient bousculer l’équilibre précieux de la biodiversité. Nous sommes désormais entrés dans l’Anthropocène, c’est-à-dire “une nouvelle époque géologique qui se caractérise par la pression sans précédent que les humains font peser sur l’écosystème terrestre”. Au cœur des tensions, l’urbanisation incontrôlée de territoires vierges et l’expansion des villes participent à la disparition de plusieurs espèces animales et végétales.
Pourtant, la ville est également le support d’une biodiversité indispensable au bien être de ses habitants. Derrière l’esthétisme qu’elle apporte aux paysages visuels urbains, la biodiversité joue un rôle important dans le confort urbain : la végétation permet de réguler les températures dans les espaces urbains denses, les animaux participent au nettoyage des espaces publics… Autant d’atouts qu’il s’agit aujourd’hui de préserver. Car en effet, il y a bien urgence : 60% des services vitaux fournis à l’homme par les écosystèmes se détériorent à cause de nos activités. Il en est de même pour les espèces qui disparaissent 100 à 200 fois plus rapidement comparé au taux d’extinction naturel.
La bioacoustique joue donc un rôle clé pour comprendre les écosystèmes présents mais également leur transformation et l’impact des activités humaines sur eux. Comme nous l’explique Nicolas Mathevon, professeur à l’Université de Saint-Étienne dans un podcast de Rue89 Lyon, la bioacoustique est “une science qui use des sons et analyse les paysages acoustiques qui découlent des communications entre animaux, ces sons utilisés sont des signaux porteurs d’information”. En les enregistrant et en les étudiant, il est alors possible d’identifier les espèces et le nombre d’individus, leur territoire et leur développement car “la complexité du langage développé par une espèce animale augmente avec la complexité de la vie sociale”. Ainsi à partir d’enregistrements et d’analyses audio, les acousticiens sont capables d’établir des diagnostics d’état de la biodiversité, et prévenir élus, acteurs de la fabrique urbaine et aménageurs sur la nécessité de protéger certaines espèces.
Du chant à l’aménagement
Quentin. Arnoux, universitaire suisse passionné de musique, dans son livre Écouter l’Anthropocène questionne les liens (inspiration, imitation, etc.) qui unissent musique humaine et sonorités de la nature. Il explique que par ailleurs “la relation initiale que l’être humain développe avec les paysages sonores est une relation d’adaptation, d’écoute et d’inspiration”. La nature est donc en capacité de nous transmettre des éléments clés pour favoriser une construction et un aménagement vertueux des villes.
Une notion sur laquelle travaillent désormais plusieurs chercheurs dont Marylise Cottet, chercheuse au CNRS à Lyon ainsi que Matthieu Lanthelme, étudiant. Ces derniers ont lancé une enquête publique pour étudier la perception sonore de la biodiversité à Lyon. Ainsi, chacun peut étudier le paysage sonore de son quartier, et contribuer à dessiner l’état de la biodiversité de la ville. Derrière cette recherche participative, une ambition ciblée, celle de pouvoir donner des clés de lecture et des pistes potentielles d’aménagement pour les élus locaux, promoteurs, architectes et urbanistes, afin de favoriser le maintien et le déploiement de la biodiversité. Il faut désormais identifier les meilleurs compromis à faire entre la préservation de la nature et la construction, lorsque les consensus ne sont pas possibles. Ainsi, dans les espaces où les chants des oiseaux sont les moins perceptibles, il s’agit de renforcer les espaces à végétaliser, qu’ils soient privés (terrasses, balcons, toitures, pied d’immeuble) ou publics (places, rues…), que ce soit en termes de présence ou de qualité des espèces plantés.
D’autres dispositifs peuvent être également conseillés, comme celui de la trame blanche : des espaces où la pollution sonore (bruits de moteur, foule…) est largement diminuée pour permettre aux espèces animales de communiquer entre elles plus facilement et de s’y installer sur le long terme.
Les paysages sonores sont donc des sources infinies d’informations qui commencent peu à peu à être prises en compte dans les diagnostics. Cette prise en compte gagnerait à être plus largement généralisée. Elle permettrait à la fois de gagner en qualité d’aménagement, à favoriser le maintien de la biodiversité, mais également à travailler autour des questions de bien-être du vivant, qu’il soit végétal, animal ou encore humain.