Paris dans les jeux vidéo : la ville-musée en fantasmes
Nous avons commencé une série d’articles sur la représentation de villes réelles dans le jeu vidéo avec Tokyo, où nous constations que le jeu vidéo démystifiait la mégalopole asiatique tout en renforçant certains clichés présents dans l’esprit d’un public non-japonais. Aujourd’hui, c’est au tour de Paris de passer sous notre microscope, en s’intéressant particulièrement au rapport que les créatrices et créateurs de jeux vidéo peuvent avoir avec la notion de patrimoine urbanistique.
Lorsque l’on parle d’industrie vidéoludique, on pense souvent au Japon ou aux Etats-Unis en premier. A côté de ces deux gros acteurs, la France a pourtant des atouts à faire valoir, avec quelques studios et vieilles gloires à son actif (parmi lesquels Infogrammes, Ubisoft et Quantic Dream). En outre, du fait de son Histoire, la culture française a inspiré nombre de jeux vidéo, plus ou moins directement. Aussi, la France, et plus spécifiquement sa capitale a eu droit à de nombreuses représentations.
Comme plusieurs autres métropoles, Paris est d’abord une ville accueillant des manifestations culturelles d’envergure internationales, notamment sur le plan sportif. Aussi, on retrouve les cours de la Porte d’Auteuil dans de nombreux jeux de tennis, on pédale dans la Ville Lumière dans les jeux de cyclisme dédiés au Tour de France, et évidemment, on galope sur les pelouses franciliennes du Parc des Princes et du Stade de France dans la plupart des jeux de football. Par extension, et grâce à la transformation haussmannienne de la ville, les larges avenues de la capitale sont propices à des courses automobiles fantasmées, dans des séries comme Gran Turismo, Asphalt ou Burnout. Mais Paris c’est bien plus que le sport : c’est surtout une ville en cours de muséification, parfois fétichisée, où le bâti semble avoir plus d’importance que l’humain dans certains jeux vidéo.
Paris à travers les âges
Paris est d’abord une ville à l’Histoire longue. Ses rues dont le tracé a pu changer avec le temps, son architecture qui va du Haut Moyen Âge (voire de l’Antiquité si l’on prend en compte les quelques ruines gallo-romaines qui subsistent) au XXIe siècle, ses monuments et les œuvres d’art ou de savoir qu’ils abritent ont fait sa renommée internationale. En somme, dans l’imaginaire mondial, Paris, c’est surtout une ville d’Histoire, au même titre que peut l’être Rome.
C’est donc sur cet aspect que s’est focalisé Assassin’s Creed Unity, sorti en 2014. Se déroulant essentiellement durant la première Révolution Française, on y évolue dans un Paris de la fin du XVIIIe siècle grandeur nature, s’étendant des Tuileries au Marais, et de la Porte Saint-Denis au Quartier Latin. Le jeu a été décrié lors de son lancement, d’une part à cause de nombreux bugs (depuis fort heureusement résolus), mais aussi à cause d’un parti pris gênant d’un point de vue historiographique et politique[1]. Cependant, malgré ces polémiques, le jeu offre une représentation intéressante de la capitale française.
Comme l’écrivait Louis Moulin sur pop-up urbain, c’est tant pour la reconstruction historique – à quelques détails près – que pour l’ambiance qu’Assassin’s Creed Unity vaut le coup. D’un côté, on découvre un tracé des rues parisiennes qui a changé de nos jours : Paris est encore médiévale à cette époque, avec un réseau de rues étroites, parfois insalubres. Le parvis de Notre-Dame n’existe pas encore, et les forteresses que sont la Bastille, le Temple ou le Châtelet sont encore bien présentes, rappelant aux Parisiens l’absolutisme royal.
De l’autre, on circule dans un Paris qui est, à cette époque, la deuxième ville d’Europe (derrière Londres) comptant le plus d’habitants : les rues sont surpeuplées, certains espaces sur les bords de Seine sont en friche (un rêve aujourd’hui !), on croise des animaux en liberté… Les bruits de Paris sont omniprésents, à défaut des odeurs (l’odorama est encore fort peu répandu par chez nous), puisqu’au cours de notre périple, on croise ateliers de tanneurs, ruisseaux croupissants, Halles à ciel ouvert et Cour des Miracles. L’atmosphère du Paris révolutionnaire en ébullition est palpable.
En prime, Assassin’s Creed Unity transporte à plusieurs reprises le protagoniste dans le Paris d’autres époques : le Moyen Âge où l’on assiste à la fin de l’ordre des Templiers en 1314 et à un siège (fictif) de la Bastille en 1394 ; la Belle Epoque et son ciel chargé de ballons et de dirigeables ; et la Seconde Guerre mondiale où l’on doit escalader la Tour Eiffel pour échapper aux nazis.
Si le jeu n’est pas exempt de défauts – les vives critiques à son encontre pousseront Ubisoft à revoir sa politique éditoriale autour de la série afin de livrer des produits finaux plus aboutis – il nous présente malgré tout plusieurs facettes intéressantes de la capitale. On découvre Paris comme ville active : les “embarras de Paris” n’ont pas attendu le XXe siècle et l’omniprésence de l’automobile pour faire de la capitale une ville aux rues encombrées où il est difficile d’avancer. Des bâtiments et activités disparus revivent sous nos yeux, permettant une nouvelle forme d’archéologie, qui n’a pas échappée aux historiens[2].
Cependant, cette exploration de différentes facettes de l’Histoire urbaine de Paris renforce l’impression contemporaine de ville-musée : tout ce qu’il y avait à accomplir dans cette ville a déjà été fait par le passé ; il ne nous reste plus qu’à observer les vieilles pierres.
Le fantasme de la destruction
Ce statut de Paris, ville d’Histoire et de culture, a conduit certains studios de développement de jeu vidéo à vouloir la détruire. Poncif de fiction bien connu, exploité mille fois par le cinéma ou la bande dessinée, cette destruction (totale ou partielle) de Paris symbolise la destruction de ce qui – en théorie – transcende l’humain en tant que mortel : l’art, la beauté pour la beauté, la connaissance. Paris, écrin renfermant bon nombre de chefs d’oeuvre et de monuments qui ont traversé les siècles, est la cible parfaite. Car détruire Paris, dans cette conception, c’est détruire un immense symbole de l’humanité, de son Histoire et de sa création.
On aurait pu parler de Onimusha 3: Demon Siege, où un paradoxe temporel transporte extra-terrestres et samouraïs du XVIe siècle au pied de l’Arc de Triomphe en 2004, alors que Jean Reno est propulsé à la cour d’Oda Nobunaga (1534-1582). Mais nous avons préféré nous pencher sur Battlefield 3. Le jeu se déroule en 2014 lors d’une guerre ouverte entre Etats-Unis et Iran, impliquant différents groupes terroristes forces paramilitaires et agents renégats tournant le dos à l’Oncle Sam. Dans ce contexte géopolitique très tendu, Paris est la cible d’attaques, puisque des bombes sales y ont été cachées. Si la campagne en solo fait preuve d’un scénario riche, c’est surtout par le multijoueur que la série des Battlefield se démarque. Deux cartes se déroulant à Paris sont disponibles : “Seine Crossing” et “Opération Métro”.
La première carte est supposée être située dans le 7e arrondissement, à proximité du Pont Saint-Michel. Il s’agit en fait d’un réseau complexe de rues et de places, au milieu duquel coule la Seine. La seconde carte est, comme son nom l’indique, essentiellement constituée d’une station de métro fictive (Rue Catharine), mais comprend également des éléments extérieurs, dont un parc. La station elle-même est située à un croisement des lignes 3 et 12, ce qui pourrait permettre d’identifier la station Saint Lazare comme inspiration. Cependant, les lignes sont elles-mêmes des chimères : la ligne 3 comprend ainsi des stations des lignes 2, 3, 5, 7, 11 (que des nombres premiers) et du RER B.
Quoi qu’il en soit, les marqueurs parisiens sont bien visibles : rues pavées, immeubles haussmanniens (éventrés), carrelage mural du métro… Si on lève le nez, on peut même apercevoir la Tour Eiffel.
La précision de la reproduction de ce Paris qui n’existe pourtant pas[3] souligne ce fantasme qui consisterait à transformer un espace normalement pacifique, que les joueurs[4] peuvent facilement identifier comme tel, en zone de guerre. Battlefield 3 présente la guerre urbaine sous un nouveau jour, mais sans se poser davantage de questions morales.
Paris détruit, Paris reconstruit
Ce fantasme se lit en filigrane dans le jeu Remember me. Il prend place en 2084 après une “guerre civile européenne” qui a duré près de 40 ans. Paris a été abandonnée par les autorités pendant cette période, laissant ses habitants livrés à eux-mêmes ainsi qu’aux attaques extérieures. De multiples bombardements ont abîmé la ville ; il faut attendre 2052 pour que des personnes de bonne volonté se propose de la reconstruire. C’est ainsi que naît Neo-Paris.
Les bombardements ont eu plusieurs effets, en dehors de la destruction de bâtiments et d’infrastructures. Ils ont mis à jour différents cours d’eau (des zones de la ville sont ainsi recouvertes de zones marécageuses peu ragoûtantes). Destructions obligent, il a également fallu reconstruire, en hauteur, faisant fi des PLU en vigueur depuis le XIXe siècle. L’architecture de Neo-Paris jongle donc entre anciens bâtiments et structures de verre, d’acier et d’hologrammes – que l’on peut déjà observer à La Défense ! De ces constructions verticales est née une nouvelle stratification sociale[5] : les pauvres et les parias vivent dans les bas-quartiers, les riches en haut des tours, ou dans le luxueux quartier Saint-Michel.
Si la (re)construction de Neo-Paris a donné lieu à une nouvelle forme d’architecture, on constate également que certains quartiers – notamment ceux les plus huppés – ont conservé des caractéristiques très “Belle Epoque”. Ainsi, le nouveau bâtiment de la Rotonde de Saint-Michel reprend des éléments des grands magasins haussmanniens dans sa construction, de la voûte de verre en fer forgé aux murs en pierre de Saint-Maximin. En son centre, on trouve la statue de bronze de Saint-Michel terrassant le démon de Francisque Duret, qui orne actuellement la fontaine Saint-Michel. Autour, on a des bancs publics sur lesquels les amoureux peuvent s’embrasser.
L’univers urbanistique de Remember me est intéressant car il jongle entre plusieurs esthétiques. D’une part, le jeu veut nous faire vivre un monde futuriste où l’on peut télécharger des mémoires, en montrant un imaginaire architectural d’avant-garde. D’autre part, on nous montre une classe dominante richissime et vaine qui fait construire le même type de bâtiments que les classes dominantes richissimes et vaines de 1856, traduisant un manque d’audace architecturale flagrant. Il suffit de voir les bâtiments qui, de nos jours, sortent de terre dans les 12e et 13e arrondissements et dans les villes périphériques à Paris pour constater que l’on est passé à autre chose depuis l’architecture haussmannienne et Art Nouveau ! Ce choix artistique des designers de Remember Me peut ainsi être critiqué d’un point de vue prospectif parce qu’une nouvelle fois, on a voulu fétichiser Paris.
On constate que dans le jeu vidéo, Paris sera toujours Paris. On n’échappera pas aux clichés urbanistiques, architecturaux et patrimoniaux. Victime de son passé, la ville est donc représentée comme cet écrin que l’on peut arpenter, détruire ou reconstruire, à l’envi. Mais la reconstruction se fera dans un style parisien classique, laissant peu de place à l’invention et à une vraie révolution esthétique. A noter que tous les jeux cités sont sortis avant 2015. Or, depuis le 13 novembre 2015, mettre en scène des actes de destruction dans la Ville Lumière n’a plus le même goût. On attend donc le jeu vidéo qui saura s’emparer de Paris avec un regard neuf, de la même manière qu’ont pu le faire la série Sense8 (2015-2018) ou le film Mission Impossible: Fallout (2018). Toujours présent dans la tête de nombreux franciliennes et franciliens trois ans plus tard, le contexte post-attentats pourrait ainsi délivrer de nouveaux imaginaires parisiens dans les productions culturelles (et par extension vidéoludiques) à venir.
Pour aller plus loin :
- Parisien du nerd : cinq questions à Aleksi Briclot, directeur artistique de Remember Me – pop-up urbain, 2013
- L’article “Monumental battle” – sur l’encyclopédie anglophone TV Tropes, consacrée aux grands “tropes” de la pop-culture
[1] La foule révolutionnaire y est représentée comme une masse sanguinaire, dont il faut défendre quelques nobles et clercs.
[2] Le jeu Assassin’s Creed Origins qui se déroule en Egypte ancienne, sorti en 2017, a un mode exploration où l’histoire des lieux, leur rôle social… sont expliqués, en dehors de tout gameplay ; en outre, Ubisoft a mis en place un outil de traduction de hiéroglyphes.
[3] La Mairie de Paris et la RATP n’ont pas autorisé les équipes de développement à utiliser des lieux parisiens réels.
[4] Rappelons que les joueuses et joueurs de ces gros titres vivent majoritairement dans des pays qui n’ont pas été directement touchés par la guerre ouverte depuis des décennies !
[5] Ces constructions sont caractéristiques d’une certaine fiction d’anticipation On retrouve ces figures socio-architecturales dans nombre d’oeuvres, comme le roman I.G.H. écrit par le britannique J.G. Balard, et publié en 1975.
Thomas Hajdukowicz