« On n’est pas des robots » – Montrer la logistique métropolitaine

Zone Industrielle Dietzenbach Nord, Allemagne 2017 - Nathalie Mohadjer / Worklog
30 Sep 2020

Largement dominé par les discours de robotisation et d’automatisation, le secteur logistique est pourtant un gros employeur du monde ouvrier. Issue du travail d’enquête d’une équipe de sociologues et de photographes, l’exposition « On n’est pas des robots » explore la façon dont le secteur façonne les trajectoires de vie ouvrières et les formes urbaines.

Amis urbains, vous souvenez-vous de la dernière fois où vous avez vu un entrepôt, un centre de tri ou une plateforme multimodale ? Ça date ? Et pour cause, à moins d’y travailler, il est rare de croiser la route d’un de ces bastions de la logistique. Depuis une vingtaine d’année le secteur s’est installé en périphérie des villes, où il se déploie en pôles spécialisés autonomes. Ces transformations entraînent de nouvelles formes urbaines, mais également de conditions socio-professionnelles pour les 700 000 ouvriers que représente le secteur.

Les mondes disparus

Partant de ce constat, la sociologue de l’urbain et photographe Cécile Cuny a conduit une enquête sur les zones logistiques. Accompagnée d’une équipe de chercheurs et de photographes, leur travail met des mots et des images sur les coulisses des métropoles, là où transitent les flux d’énergie et de consommation quotidiens des urbains.

Uwe (Felsberg-Melsungen), 6 décembre 2017, Diaporama (extrait), 15 minutes - Cécile Cuny / Worklog

Uwe (Felsberg-Melsungen), 6 décembre 2017, Diaporama (extrait), 15 minutes – Cécile Cuny / Worklog

« Les discours sur la désindustrialisation, sur les fermetures d’usines, la délocalisation laissent entendre que le groupe social des ouvriers disparaît. De fait, les organisations de représentation comme les syndicats ou le PCF sont moins présentes dans l’espace public, mais les ouvriers n’ont pas disparu de la société française » constate Cécile Cuny. Dès lors le travail sociologique se penche sur les recompositions du monde ouvrier et les processus d’invisibilisation en cours. « On va rendre compte de mondes qui sont censés avoir disparu » ajoute la chercheuse.

Esthétiser la “France moche”

La méthode se déplie en trois temps. La première phase est une exploration photographique. Elle permet de s’approprier les espaces, d’en tirer des étonnements et des interrogations. Ensuite vient une longue phase de rencontres avec les ouvriers, négociées au préalable avec les entreprises. Une centaine d’entretiens ont ainsi été réalisés selon une grille de questions parcourant la biographie, le parcours professionnel, la situation sociale et résidentielle etc. Enfin, une poignée d’ouvriers était retenue pour des itinéraires photographiques : ils décidaient eux-même d’un parcours et de ce qu’ils souhaitaient raconter.

Itinéraire avec Manuella, région parisienne, 2018 - Hortense Soichet / Worklog

Itinéraire avec Manuella, région parisienne, 2018 – Hortense Soichet / Worklog

« Ce sont des zones qui sont principalement situées en périphérie, où l’on parle beaucoup de France moche, des non-lieux etc. A priori ce sont des espaces que l’on ne regarde pas, qui sont stigmatisés. Personne n’attend un travail esthétique sur ces espaces là. » En dialoguant avec le travail sociologique classique, l’approche artistique des photographes ouvre de nouvelles portes. Par le gros plan, Nathalie Mohadjer révèle l’intimité des textures, des corps ou des couleurs, quand Hortense Soichet insiste sur des paysages, le vide ou les volumes.

Une image déformée

Dans la presse spécialisée, le secteur vante ses progrès technologiques dans la digitalisation et l’automatisation. Cette représentation laisse à croire que la logistique n’est désormais que l’affaire de vastes hangars entièrement robotisés. Mais cela masque la réalité d’un secteur encore largement ouvrier : « c’est très masculin et assez jeune, car les tâches de préparation de commande sont pénibles. De fait, c’est difficile de vieillir en entrepôt. »

Ce biais a parfois des conséquences sur les politiques locales : « Le pouvoir public méconnaît le secteur logistique, il ne sait pas très bien quel type d’emploi cela crée. » Conséquence regrettable, les politiques d’habitat ne sont pas articulées aux politiques de développement urbain. Cécile Cuny donne l’exemple de la zone logistique à l’est de Marne-La-Vallée, où des communes ont développé des programmes de logement en locatif privé. « Assez paradoxalement les emplois de la commune sont des emplois ouvriers mais son peuplement d’un point de vue résidentiel est plutôt classe moyenne et supérieure, ce qui ne permet pas aux ouvriers de s’y loger et les oblige donc à habiter plus loin ».

Formes urbaines…

Géographe membre de l’équipe de recherche, Nicolas Raimbaud établit une typologie des différentes zones logistiques que nous explique Cécile Cuny. « Dans les années 1980, les communes aménagent des zones d’activités économiques. On se retrouve avec des zones mixtes d’industrie et de logistique. C’est notamment le cas de la petite couronne parisienne où l’on trouve des entrepôts assez petits, peu mécanisés, peu informatisés et très manuels. »

Zone Industrielle Dietzenbach Nord, Allemagne 2017 - Nathalie Mohadjer / Worklog

Zone Industrielle Dietzenbach Nord, Allemagne 2017 – Nathalie Mohadjer / Worklog

Dans les années 1990, les premières zones spécialisées dans la logistique voient le jour, poussées par le pouvoir public. C’est le cas emblématique de Sénart. Ce sont des partenariats avec des développeurs immobiliers spécialisés dans la logistique, couplé à des infrastructures fer/route. Enfin, depuis les années 2000, « ces promoteurs spécialisés proposent du clé en main. Ils se chargent du montage financier, de l’aménagement de la gestion. Les municipalités n’ont plus aucune dépenses d’aménagement à faire. Le pouvoir public est simple client, c’est un immobilier plus financiarisé. »

Trajectoires humaines

Ces changements sont déterminants pour le monde ouvrier : « Les transformations que l’on voit dans l’espace renvoient à des transformations de l’activité logistique, elles vont avoir des impacts sur l’organisation du travail, le statut et la vie privée des personnes. Ça ne va pas uniquement transformer le paysage mais aussi les perspectives de carrière, les perspectives résidentielles, les mobilités quotidiennes. Tout ça est indissociable, c’est la ville. »

En conclusion, Cécile Cuny avertit : « L’automatisation ne supprime pas les emplois ouvriers, elle supprime les postes intermédiaires. De mon point de vue, la digitalisation ne va laisser qu’une base ouvrière très déqualifiée et les postes d’encadrement. Au milieu, il ne restera aucune perspective d’évolution professionnelle dans l’entreprise. Il faut mener une réflexion structurelle sur la logistique. On n’est pas des robots ! »

Pour en savoir plus sur le livre (extrait) et l’exposition “On n’est pas des robots”, rendez-vous sur le site Worklog

Usbek & Rica
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