Nommer les rues : mutations et réappropriations
S’intéresser à la question des odonymes – les noms de rue – est une manière passionnante d’aborder la fabrique des villes d’une part, et certaines frictions qu’elle abrite d’autre part. Mais c’est également le terrain opportun pour comprendre un certain nombre d’aspects urbains, de la pratique spatiale des habitants aux imaginaires auxquels elles se réfèrent. Dans les villes où chaque boulevard et chaque ruelle possèdent leur nom propre, le principe est ancien et avant tout fonctionnel. Il est notamment lié au système d’adressage à l’occidental, dont l’odonyme est une caractéristique essentielle. Ailleurs, le repérage urbain peut se faire de façon plus empirique et informelle, ou bien en se fondant sur des façons différenciées de découper et de nommer l’espace habité. Point de 5th Avenue ni de route 66 dans ces colonnes aujourd’hui, mais un petit tour historico-sémantique des sempiternelles questions qui se rapportent à ces (très sérieux) sobriquets urbains…
La rue est un manuel d’Histoire qui s’ignore
Bien souvent, le patronyme de nos rues les plus anciennes se rapporte à des caractéristiques topographiques disparues, invisibles ou simplement obsolètes. Se répercutaient alors dans leur dénomination, certains éléments constitutifs de la rue en question au moment de sa création, ou de la ville en général. On pense alors à tout un tas d’attributs inspirants, de la présence de tel ou tel commerce à proximité, jusqu’à la forme de l’allée en question. De nos jours, la manière de nommer routes et sentiers a sans doute perdu de cet aspect tant historique que descriptif. A l’image de l’authentique « Rue Pavée » à Paris, ces vieilles plaques et inscriptions appartiennent à un autre temps, et se présentent évidemment comme une fenêtre sur un espace urbain révolu (mais dont la mémoire est bel et bien conservée à travers le maintien de ces désignations passées !).
A l’époque contemporaine, l’accélération des constructions résidentielles – on pense notamment aux quartiers nouveaux, pavillonnaires et grands ensembles – a notamment popularisé les dénominations thématiques en tous genres. Le plus courant est ainsi de se trouver face à un pâté d’habitations renommé sur la base d’un champ lexical à l’imaginaire lustré – notamment végétal… Si vous habitez Chemin des Lilas et que votre commerce de proximité se situe Allée des Jonquilles, il y a des chances pour que votre quartier ait été construit d’une pierre deux coups !
Conflits d’image et d’intérêt à l’échelle de la rue
Evidemment, une multitude d’espaces de circulation porte des noms bien moins neutres (ou « lisses », dirons-nous) – reflétant certaines périodes et choix politiques plus ou moins marqués. Et si tous les odonymes ou presque racontent une dimension historique locale ou nationale, les discours évoluent et s’affrontent nécessairement avec le temps… Grandes personnalités publiques, valeurs politiques, dates d’épisodes jugés fondamentaux dans la construction nationale etc. représentent autant de marqueurs discursifs identitaires que l’on retrouve dans la dénomination des rues. D’événements en gouvernements, les références mises en lumière au travers des plaques qu’affichent nos ruelles et boulevards sont ainsi interchangeables… dans une certaine mesure bien sûr ! Pour les cas contemporains les plus évidents, le phénomène s’observe ainsi dans une multitude de lieux et de cas. On pense notamment aux découpages post-guerres, proclamations d’indépendance étatiques ou autres gros bouleversements politiques qui ont pu toucher l’Europe dans la seconde partie du XXe siècle. Le cas échéant, ces processus de rebaptisation spatiale ont été effectués de façon plus ou moins radicale.
“After the fall of Communism in the 1990s, many countries in Eastern Europe started renaming streets to reinforce their states’ emerging national identities.
But, while street renaming was significant in cities like East Berlin, Bucharest and Sofia, the process in the former Yugoslav states, such as Serbia, was even more expansive and radical. Those states were not only shifting from Socialism to democracy but from a unified, multi-ethnic state to six independent nation-states.
In Belgrade, the capital of Socialist Yugoslavia for 45 years, the government was tasked with rebranding its street names to reflect a suddenly exclusively Serbian identity. This has proved a huge and controversial undertaking.”
La reconquête des rues passe par l’odonymie
Dans un cas bien différent, les autorités espagnoles sont en phase de renommer un certain nombre des rues du pays. Si le projet prévoyant de se défaire des symboles franquistes présents dans l’espace public n’est pas nouveau, un programme plus précis de « rebranding » des rues espagnoles semble se concrétiser depuis les dernières élections générales (2015). Et ce travail de mémoire a l’avantage de regrouper une double ambition, hautement contemporaine. Ainsi, on prévoit d’un côté le remplacement des plaques se référant au pouvoir franquiste, et de l’autre, on promet une « féminisation » certaine des noms choisis à cet effet. Historiquement sous-représenté, le rôle manifeste des femmes dans l’Histoire mondiale est petit à petit reconnu et valorisé par les discours politiques dominants. Si cette reconquête est en marche dans un bon nombre de domaines publics depuis quelques décennies, il est évidemment essentiel qu’elle s’insère à l’échelle spatiale.
De la plus haute importance en termes de représentations et de discours, les noms de nos rues incarnent dès lors d’éminents témoins des mutations sociétales passées, présentes et futures. A de nombreuses échelles, l’espace public est assurément le miroir de convenances sociales en tous genres. Plaques et dénominations affichées dans nos ruelles sont donc à prendre avec plus de pincettes qu’il n’y paraît, et leur étude requiert assurément des yeux experts ! A ce propos, une carte interactive invitant à découvrir tous les secrets de l’odonymie parisienne a récemment été publiée en ligne. On ne peut que conseiller de vous y perdre des heures durant, que vous cherchiez à approfondir vos bases en Histoire médiévale parisienne, ou que vous prévoyez une refonte complète de la carte du Monopoly…
Pour aller plus loin
- Archeology of street names – White Noise
- London Rebranded: The Capital’s Changing Names, Mapped – Londonist
- Comment nos rues se féminisent – Slate
- [Bonus] Banlieue Rouge – un tumblr collaboratif et sa carte interactive regroupant “les toponymes à connotation ‘banlieue rouge’ de la petite couronne parisienne”