Miniatures et aventures : la ville-décor dans le cinéma de Wes Anderson
Nous commençons aujourd’hui une nouvelle série d’articles sur la représentation de la ville dans la pop culture. Après nous être penchés sur les villes dans le jeu vidéo le temps de quelques articles, nous nous intéresserons à présent au cinéma. Et plutôt que de copier ce que l’émission Blow Up d’Arte fait déjà parfaitement – avec sa série de vidéos sur la représentation de certaines villes dans le septième art (comme Londres, Berlin ou encore Venise) -, nous avons choisi de nous intéresser aux filmographies de certain·e·s cinéastes, et à la façon dont ces artistes se sont attaché·e·s à représenter la ville. Nous commençons avec Wes Anderson, réalisateur qui, en moins d’une dizaine de films, s’est imposé dans le paysage cinématographique mondial.
Car le cinéma de Wes Anderson est reconnaissable entre mille grâce à certains codes bien établis depuis 1996, année de la sortie de Bottle Rocket, son premier long métrage. Parmi ses idées fixes formelles, on trouve la couleur jaune, la police de caractère Futura, l’écrit en général, un casting récurrent[1] et grossissant au gré de ses films, et surtout une réelle obsession pour le détail. Côté scénario, il aime traiter de la famille (plus ou moins fonctionnelle) et du passage de l’adolescence à l’âge adulte. Au milieu de ces marqueurs, la ville joue un rôle, souvent discret, mais essentiel.
Des décors pour rendre hommage
Comme nous le verrons dans les articles qui composent cette série, la ville cinématographique est bien souvent d’abord un écrin, un cadre dans lequel doit se dérouler le film. En ce sens, Wes Anderson ne déroge pas à cette règle, puisqu’il préfère souvent se concentrer sur ses personnages et leurs actions : les mondes de Wes Anderson sont souvent fermés – mais nous y reviendrons plus tard. Cependant, ce n’est pas parce qu’il ne fait pas grand cas (c’est du moins ce que l’on peut penser après un premier visionnage de sa filmographie) que le réalisateur n’accorde pas la même minutie à la ville qu’à ses mises en scène.
Dans le cinéma de Wes Anderson, les lieux de décor sont d’abord un moyen de rendre hommage. Hommage à Jean Renoir et son film Le Fleuve (1951) dans The Darjeling Limited (2007) en montrant une Inde en mouvement. Hommage aux documentaires de Jacques-Yves Cousteau dans The Life Aquatic (2004) et ses scènes de bateau et de pleine mer. Hommage au cinéma d’Akira Kurosawa avec la ville de Megasaki dans Isle of Dogs (2018). Hommage à l’œuvre littéraire gigogne de Stefan Zweig dans The Grand Budapest Hotel (2014) et ses décors centre-européens. Hommage à Roald Dahl dont il adapte l’œuvre dans Fantastic Mr. Fox (2009), avec la reproduction d’un village du Buckinghamshire. Hommage à venir à la France, son pays d’adoption, dans The French Dispatch[2], tourné à Angoulême.
En recréant ou en inventant les villes de ses films, Anderson montre son attachement au cinéma, à la littérature et à la musique en général. Il fait des clins d’œil aux cinéphiles qui sauront voir les références, tout en entraînant l’ensemble des spectateurs et spectatrices dans un monde qui les ramènera, le temps d’un long métrage, en enfance.
La ville miniature
Nous l’avons dit plus haut, l’enfance et l’adolescence habitent la filmographie du réalisateur. Légitimement, la ville – et l’environnement en général – doivent renvoyer à ce monde de l’enfance. Rushmore (1998) se déroule donc dans une école. On campe en intérieur dans The Royal Tenenbaums (2001) et en extérieur dans Moonrise Kingdom (2012) .
Cet effet est renforcé par les choix de représentation des lieux mis en scène. Films d’animation obligent, Fantastic Mr. Fox et Isle of Dogs sont les premiers à transformer leurs décors en maquettes. On contrôle donc ce que contient l’espace-ville, en y mettant les habitations et boutiques que l’on veut et en agençant les voies de circulation sans avoir à se soucier des règles d’urbanisme les plus basiques. La ville devient ludique, à la façon d’un jeu de construction.
Et dans le cas de films où l’on ne peut pas autant manipuler la ville – les films en décors réels, donc – Wes Anderson trouve des astuces pour conserver cet aspect et ces représentations renvoyant à l’enfance. Le train de The Darjeling Limited devient un jouet avec lequel le réalisateur s’amuse en grandeur nature. Le Belafonte, nom du bateau de Steve Zissou dans The Life Aquatic, est présenté comme une maquette ouverte dans laquelle évoluent les personnages. Et dans Moonrise Kingdom, on visite le manoir de la famille Bishop comme une maison de poupées.
La ville pour s’évader
On le voit, donc, si la ville est présente dans le cinéma d’Anderson, c’est d’abord dans sa représentation a minima : dans l’habitat ou dans le moyen de transport. Car ses films sont souvent claustrophobes : les personnages sont enfermés dans un train, un bateau, un hôtel particulier new-yorkais, une tanière au cœur de l’Angleterre. En cela, la filmographie de Wes Anderson met d’abord en scène des personnages issus d’une certaine bourgeoisie (ou souhaitant l’intégrer), vivant dans le confort de leurs intérieurs, qu’ils connaissent bien. La ville, et l’extérieur en général, est un espace d’aventure et d’évasion.
C’est le propos de départ de Bottle Rocket, quand le personnage d’Anthony quitte l’asile où il était entré volontairement pour suivre les aventures de son ami Dignan, et trouver l’amour. Royal Tenenbaum fait le mur avec ses petits-fils au son de Me and Julio Down by the Schoolyard[3] de Paul Simon, alors que le père des garçons – traumatisé par un accident d’avion et obsédé par la sécurité de ses proches – les a assigné à résidence. Et évidemment, il y a la décharge qui devient parc d’attraction dans Isle of Dogs.
Cependant, si la ville est un terrain de jeu, elle est également espace de danger. Les braquages foireux de Bottle Rocket se finissent mal pour Dignan. Expulsé du lycée Rushmore, Max se retrouve confronté à ses insécurités. Margot Tenenbaum perd un doigt dès lors qu’elle quitte le foyer où elle a été élevée. Dans The Life Aquatic, Ned rencontre son destin tragique lors d’une escapade en hélicoptère, loin du Belafonte. C’est en pointant le nez hors de sa tanière que Mr. Fox perd sa queue. La coquille dorée qu’est le Grand Budapest Hotel est un décor qui permet d’oublier un temps la guerre qui fait rage au Zubrowka. Et évidemment, la décharge de Isle of Dogs est pleine de risques, au premier rang desquels on trouve des chiens robots.
En cela, la ville en tant qu’espace extérieur représente toutes les possibilités du monde adulte, avec ce qu’il a de plus plaisant – la liberté[4], l’amour – mais aussi de plus déplaisant – les addictions, la violence, la mort. Elle est cet ailleurs vers lequel les personnages vont, à un moment ou l’autre, devoir se confronter.
En somme, si Wes Anderson n’est pas un cinéaste attaché à une ville comme peuvent l’être d’autres réalisateur·trice·s (Woody Allen avec New York, Naomi Kawase avec Nara, Marcel Carné avec Paris…), il utilise cet objet, ce décor, pour raconter son monde et surtout pour servir de point de contraste avec l’action (souvent intérieure) de ses films. La ville représente un possible qu’il faudra embrasser. Nous attendons donc avec impatience The French Dispatch pour voir comment il traitera de la ville française pendant la Seconde Guerre mondiale.
Thomas Hajdukowicz
[1] Parmi les acteurs et actrices qu’Anderson aime faire jouer devant ses caméras : Bill Murray, Owen et Luke Wilson, Angelica Houston, Tilda Swinton, Edward Norton… On a trouvé pire entourage.
[2] Le film devrait sortir en 2020.
[3] On ne pourra hélas pas parler ici des bandes son accompagnant les films de Wes Anderson, puisque ça n’est pas du tout l’objet de ce blog. Mais sachez qu’elles sont très bien sélectionnées.
[4] Liberté souvent représentée par des animaux, qu’il s’agisse d’un faucon dans The Royal Tenenbaums, de dauphins albinos dans The Life Aquatic ou encore des chiens errants de Isle of Dogs.