Mieux vivre en ville : de l’économie du bien à l’économie du lien ?
Les smart cities peuvent-elles mettre les liens plutôt que les biens au coeur de l’expérience urbaine ? Réponses croisées de Stéphane Hugon, sociologue de l’imaginaire, co-fondateur d’Eranos, Charles-Edouard Vincent, fondateur de « Lulu dans ma rue », conciergerie digitale de quartier, et Laurent Tirot, Directeur général de Bouygues Immobilier Logement France.
La métropolisation du monde est en cours. En 2050, les deux-tiers de l’humanité vivront en ville. Les agglomérations françaises auront alors gagné 11 millions d’habitants – 3 millions pour la seule Île-de-France. Or les grandes métropoles sont faces à leurs limites : congestionnées, bruyantes, énergivores… Que l’on convoque l’imaginaire des dystopies chères à la science-fiction, et l’on se figure déjà l’extension toujours plus grande de cités tentaculaires, ou les vertiges verticaux d’édifices à la Blade Runner.
C’est en plantant ce décor d’un futur inquiétant que Bruna Busini, rédactrice en chef adjointe du Journal du Dimanche, ouvre la conférence « Mieux vivre en ville : de l’économie du bien à l’économie du lien », organisée par Bouygues Immobilier et le JDD le 9 juillet dernier à Paris. Mais cette ouverture dramatisante n’a pour but que lui opposer une vision des villes autrement désirable qui, elle, n’a rien d’une fiction.
Bruna Busini rappelle en effet que ces dernières années ont vu se multiplier les initiatives visant à rendre les villes plus accueillantes, plus sobres, plus résilientes : agriculture urbaine, végétalisation du bâti, écoquartiers, espaces partagés, autoproduction et autoconsommation de l’énergie… À l’évidence, l’expérience de l’habitat urbain évolue. Les villes se saisissent d’un devenir plus durable, plus humain, moins obsédées par l’expansion sans fin que préoccupées d’offrir une meilleure qualité de vie, partagée par tous. Et c’est la culture du lien, le rapprochement des habitants entre eux, autant qu’une meilleure connexion avec leurs quartiers, qui fait figure de dénominateur commun de leurs initiatives.
Les liens brisés des mégalopoles
Pour Stéphane Hugon, co-fondateur de l’entreprise de design relationnel Eranos, qui se définit comme sociologue de l’imaginaire, si la ville renoue avec le pouvoir des liens aujourd’hui, c’est que sa promesse initiale a failli.
« La ville a d’abord attiré pour la liberté et l’anonymat, rappelle-t-il. Lors de l’exode rural à la fin du XIXe siècle, et dans les années 1950, la ville promettait aux nouveaux urbains de s’arracher à leur condition, de leur donner les moyens de leur construction individuelle. Mais cette dynamique est arrivée à saturation à la fin du XXe siècle. La ville s’est mise à produire de l’ennui, de l’isolement, et cette saturation est concomitante de la digitalisation de nos vies. Sont apparues alors les dynamiques de la communauté, du partage, comme antidotes à l’isolement vécu en ville. Le fait est que s’arracher aux croyances et institutions anciennes, se frotter à l’autonomie, c’est d’une certaine manière faire l’expérience du vide, se retrouver face à soi. D’où le ressac communautaire, le besoin de réinventer des liens. La ville d’aujourd’hui doit être une surface de rencontre. Bien sûr, cela n’efface pas le besoin de bâtir, mais il faut aussi bâtir de l’entendement, de la fluidité. »
Et telle serait la promesse des smart city : grâce aux réseaux de communication à haut débit, aux smartphones et aux big data, voilà facilitée certes une meilleure maîtrise de l’environnement urbain, mais aussi la mise en relation entre habitants et communautés, entre communautés et institutions… Et, à la clé, des villes non seulement plus faciles à vivre, plus sobres, mais, surtout, renouant avec ce trait perdu de la ruralité : la possibilité de s’enraciner dans un territoire, aux liens sociaux solides.
Data et smart cities : relier sans surveiller
Bien sûr, la puissance des données a son revers possible. Les villes intelligentes sont, aussi, des villes au pouvoir de surveillance accrue. Faut-il craindre que l’intelligence des algorithmes, fût-elle au service de l’efficacité des transports ou de la lutte contre la pollution et le réchauffement climatique, soit une intelligence froide, qui rende la ville finalement peu accueillante ?
« Je ne crois pas qu’il y ait une antinomie entre l’aspect froid de la data et le besoin de relation. C’est le contraire, même, répond Laurent Tirot. Nous le savons tous : les plus belles villes sont celles où l’on fait de belles rencontres, où l’on se sent bien, avec les autres, dans son quartier, dans son logement. Notre métier a longtemps été d’être des créateurs d’espace. Mais ça ne suffit pas : nous devons aussi créer l’expérience du lien. Et notre obsession, c’est que le smartphone et les data servent à simplifier le contact avec les autres, le lien avec son habitat ».
Quartiers ouverts, espaces partagés
Cette « obsession », c’est celle qui guide aussi la réalisation d’éco-quartiers, tels Ginko, à Bordeaux : ouvert sur les quartiers avoisinants, lieu de résidence et d’activités partagées, celui-ci veut catalyser la proximité.
C’est la quête de liens renforcés qui a vu naître également l’application Entre Voisins. « Elle permet notamment aux habitants d’une même résidence de décider collectivement de l’usage d’espaces partagés. C’est ainsi qu’une résidente a pu mettre en place un cours de yoga, où viennent une petite quinzaine de personnes, relate Laurent Tirot. Sachant que ce besoin de flexibilité rencontre aussi l’opportunité d’abaisser les charges d’une résidence, en transformant ce qui était un espace privatif – une chambre d’enfant, par exemple, devenue inutile quand la famille évolue – en espace partagé offert à la location ».
Des liens au coin de la rue
Les liens entre habitants, pour Charles-Edouard Vincent, fondateur de Lulu dans ma rue, se jouent d’ailleurs autant dans l’espace physique que dans l’espace numérique.
La plateforme de conciergerie de quartier Lulu dans ma rue a été inspirée par le succès de la réinsertion par le travail initiée y a 10 ans par Charles-Edouard Vincent au sein d’un groupe Emmaüs parisien, Défi Emmaüs.
« Nous avons fait le constat qu’aujourd’hui le travail est très automatisé, très normé. Conséquence : les petits métiers ont disparu. Il ne s’agit pas de faire revenir le rémouleur, le cantonnier… Ce n’est pas une vision romantique. Mais les plateformes, les smartphones, et le RSA, forment un écosystème où il est possible d’offrir de travailler un peu, de réapprendre à travailler, sans perdre ses aides sociales. Et d’offrir aux habitants d’un quartier des services que le numérique, malgré la pléthore d’offres en ligne, ne proposait pas : changer une ampoule, réparer une tringle à rideau, raboter une porte… ».
C’est ce type de prestations simples que propose Lulu dans ma rue, réalisées par les « Lulus » – pour moitié des personnes en réinsertion par le travail et pour moitié des habitants des quartiers où est implanté le service, qui y trouvent un moyen de compléter leurs revenus tout en créant du lien social.
Sachant que, d’emblée, Lulu dans ma rue a fait le choix de ne pas miser que sur le numérique (appli et site web) mais aussi sur des kiosques (6 sont actuellement installés sur voie publique, 4 dans des centres commerciaux). « Être smart, si c’est sans coeur, si ce n’est pas incarné, est-ce vraiment ce dont on rêve ? demande Charles-Edouard Vincent. Notre idée, c’est de combiner la puissance du numérique et la vie quotidienne, le chemin qu’on prend tous les matins. Les kiosques, c’est là que se trouve notre concierge de quartier, c’est là que se retrouvent les Lulus, là qu’on peut se renseigner, surtout si on n’est pas connecté. On y organise aussi des événements. C’est, d’une certaine manière, un îlot où l’on ne sent pas seul ».
Les liens qui durent sont les liens qu’on tisse ensemble
Une démarche « phygitale » attentive à la réalité des usages, qui parle à Laurent Tirot. « Il faut d’abord penser usage avant de penser espace. Ce que seront les usages dans 3 ou 4 ans, durée typique des cycles dans notre métier ? Souvent, nous n’en savons rien. Il faut donc que les dispositifs soient évolutifs, réversibles, et co-construits. Le numérique c’est aussi ça : la possibilité de co-construire ».
En l’occurrence, Bouygues Immobilier Logement France a déployé, il y a 3 ans, sa plateforme numérique Flexom : une application de gestion de logements connectés (appareils électroménager, éclairage, volets, chauffage…). « Nous analysons le retour d’expérience des 600 premiers utilisateurs pour faire évoluer le service avec eux, et rester au plus près de leurs besoins ».
Cette nécessaire évolution des services de la smart city est d’autant plus nécessaire, souligne Stéphane Hugon, que le « mieux vivre » n’est pas le même selon les quartiers, les populations… « Les expériences relationnelles sont très fragmentées, observe le sociologue. Il faut toujours essayer de comprendre ce qui se passe sur un territoire avant de construire, comprendre quel est son imaginaire, comprendre l’adhésion d’une population à une idée. C’est ainsi qu’on peut découvrir qu’il y a des équipements à usage faible mais à valeur symbolique très fortes, qui vont être déterminants quant à l’efficacité économique d’un projet ».
Imaginaires, physiques, numériques : les liens qui tissent une ville sont innombrables. Aux développeurs des smart cities de savoir s’en saisir pour construire des villes à vivre !