Marseille, ville fermée ?

3 Fév 2022 | Lecture 6 min

Depuis quelques mois, Marseille est au cœur de l’actualité. Bien qu’elle soit devenue la destination la plus branchée des jeunes citadins, la ville est également en proie à de nombreuses problématiques liées à de fortes inégalités, à la pauvreté d’un quart de la population et à une ségrégation socio-spatiale encore à l’œuvre dans la ville.

A ces problématiques s’est superposé depuis bientôt 30 ans le phénomène des résidences fermées, qui renforce Marseille comme une ville-mosaïque et labyrinthique, où la circulation des piétons est souvent entravée. Pour mieux comprendre ces dynamiques, nous avons interrogé Elisabeth Dorier, spécialiste des fermetures résidentielles et de la fragmentation urbaine marseillaise, mais aussi habitante engagée de la cité phocéenne.

 Comment vous êtes vous retrouvée à travailler sur les phénomènes de résidentialisation à Marseille après avoir été spécialisée en géographie des villes africaines ?

 « Je me suis retrouvée à travailler un peu fortuitement sur Marseille en 2007 à travers des mémoires d’étudiants, notamment parce que j’étais intriguée par les rues fermées auxquelles j’étais confrontée lorsque j’organisais des marches dans la ville, que ce soit avec des associations, des étudiants ou à la demande d’institutions. On a d’abord travaillé avec deux étudiants en réponse à un appel d’offres du PUCA (Plan Urbanisme Construction Architecture) sur la question des espaces urbains et de la sûreté. C’est dans ce cadre que je me suis lancée dans le projet d’un inventaire exhaustif des résidences fermées de la ville, ce qui s’est rapidement révélé plus long et donc plus coûteux que prévu et qui a finalement mobilisé quarante étudiants en plus des enquêteurs prévus ! On s’est arrêté dans le cadre de cette étude à 1001 résidences fermées en 2010. Une seconde étude intitulée « Marseille Ville passante » a ensuite été menée en 2013-2014, cette fois par contrat avec la Ville, et nous avons trouvé 1531 résidences fermées. Elle était centrée sur les impacts en termes de perméabilités et circulations urbaines. La dynamique a continué pendant les dix années suivantes.

Cartographie des résidences fermées à Marseille en 2013 ©D. Rouquier, J. Dario, E. Dorier, LPED - AMU

Cartographie des résidences fermées à Marseille en 2013 ©D. Rouquier, J. Dario, E. Dorier, LPED – AMU

Cette fragmentation par fermetures a véritablement démarré dans les années 1990, à la faveur d’une forte proportion de voies privées à Marseille. Elle s’est fortement accélérée sous l’effet de la coupe du monde de football de 1998 qui a accentué les nuisances dans les quartiers sud, autour du stade Vélodrome. Ce n’est qu’une des raisons parmi d’autres, étudiées dans plusieurs mémoires et thèses que j’ai encadrés ces dernières années. La thèse de Julien Dario (grand prix de thèse sur la ville 2020) a porté sur les racines historiques de ce phénomène de fermeture de rues privées et leurs impacts sur la circulation des piétons et l’accès aux transports en commun.

J’ai sollicité la Ville et la Métropole pour avoir accès à plus de données et comprendre à quel point les services techniques concernés étaient au courant du phénomène.  Cette prise de contact m’a permis d’accéder officiellement à un certain nombre de données capitales comme les fichiers de permis de construire, le référentiel des voies (publiques et privées) ou le cadastre, à partir desquels j’ai pu travailler pour répondre à l’étude commandée par la Ville en 2014. En plus d’avoir l’appui de la municipalité, et l’accès à ses archives (permettant de reconstituer l’histoire de certaines fermetures), on a pu alors mobiliser des technologies apparues entre temps comme « Street View », même si on s’est principalement concentrés sur du terrain avec des enquêtes directes. 

Je me suis alors rendue compte que la stratégie des collectivités, depuis des décennies, était de laisser faire… même lorsque les fermetures de rues et résidences étaient réalisées sans permis de construire ou sur des voies sans acte de propriété. Pour autant, plusieurs techniciens de la Ville et de la Métropole étaient bien conscients des problèmes de ce cloisonnement et nous ont aidé à travailler.

 La préoccupation croissante des services d’urbanisme et de voirie est venue du constat des impacts sur la circulation : les initiatives privées de plusieurs acteurs, lotisseurs, promoteurs, copropriétés sont depuis longtemps totalement décousues à Marseille, avec des logiques centrifuges, qu’on peut appeler « Privatopia », concept élaboré par le politiste Evan McKenzie ».

 Sous quelle(s) forme(s) se matérialise cette résidentialisation ?

« On peut observer deux formes de fermetures de résidences : a posteriori ou dès la conception. Dans le premier cas, ça prouve que les propriétaires sont très motivés, et ça revient parfois assez cher puisque certaines grosses copropriétés des années soixante contiennent des commerces. Elles ont été conçues bien connectées à la ville, et disposent d’un grand nombre d’accès qu’il faut équiper de portillons magnétiques en plus d’installer une clôture. A l’inverse, quand la fermeture est prévue dès la conception, le lotisseur ne prévoit qu’un ou deux accès comme sur la colline Périer. Il existe une stratégie intermédiaire, difficile à réguler par les collectivités : les promoteurs développent un projet sans mentionner explicitement que la résidence sera fermée, puis les copropriétaires se constituent en assemblée et votent la fermeture dans un second temps.

 Depuis 2014, si vous n’édifiez pas de mur maçonné et que vous déposez seulement un portail amovible sur une voie privée, vous n’avez pas besoin de demander un permis de construire pour fermer votre résidence. Ce qui fait qu’une partie de ces fermetures échappe au service de voirie. Les collectivités ont ainsi perdu certains outils de maîtrise et de régulation, au moment  même où elles prenaient conscience du blocage de certains quartiers.

La typologie des logements concernés est bien plus variée à Marseille que dans des villes comme Nantes ou Toulouse où ce sont surtout des logements individuels qui sont concernés. Une autre différence réside dans la localisation de ces fermetures de voies privées, qui se sont développées dans une certaine centralité, par exemple autour du stade Vélodrome, ou dans des quartiers de passage. On les retrouve d’abord dans des quartiers aux populations aisées, mais également autour des quartiers de rénovation urbaine au nord de la ville et en périphéries où elles barrent parfois l’accès aux espaces de nature.

Ces résidentialisations ne sont-elles pas une réponse à une insécurité vécue ou du moins ressentie par les marseillais ? D’autres raisons expliquent-elle que ce phénomène se diffuse particulièrement dans la cité phocéenne ?

 « L’image d’insécurité qui colle à l’image de Marseille est exagérée à partir des problèmes très graves, mais très localisés dans des quartiers défavorisés et abandonnés aux trafics, mais la commune est très vaste (plus que Paris et toutes ses banlieues). Les chiffres de l’insécurité analysés par le spécialiste Laurent Mucchielli ne montrent pas d’exception marseillaise en ce domaine.

On pourrait avancer l’argument inverse, selon lequel la résidentialisation anarchique amène son propre lot de problèmes de sécurité. Dans le secteur de la Panouse en 2009, les marins-pompiers ont par exemple dû défoncer des portes qui n’étaient indiquées sur aucune carte à leur disposition pour atteindre et éteindre un incendie. Je pense aussi à l’accessibilité pour les piétons, les personnes à mobilité réduite, et pour les personnes âgées qui se retrouvent face à plusieurs obstacles sur leur route. Ou encore aux enfants qui doivent contourner des chemins qui se ferment et allonger de manière conséquente leur trajet pour se rendre à l’école, en empruntant des routes bien moins sécurisées avec des trottoirs très étroits et une circulation automobile. Il y a plusieurs mobilisations de parents d’élèves sur ce sujet en ce moment à Marseille. »

https://www.youtube.com/watch?v=hDMy63jxA_E à intégrer

« Les raisons de la résidentialisation tiennent à des dynamiques individuelles privées et privatives, à travers des phénomènes de repli, d’entre-soi et de NIMBY (Not In My Backyard). Ils sont liés d’abord à la voiture, au parking, aux ordures, aux bruits qui dégradent la qualité de vie. Marseille est toujours une ville de voitures alors que les transports en commun restent insuffisants.

 Même si on observe, depuis dix ans, une baisse du nombre de voitures par habitant dans le centre-ville, on retrouve toujours plusieurs véhicules par habitant dans les quartiers plus aisés, notamment au sud où les résidences fermées sont légions. Une des raisons principales de la fermeture est de préserver le stationnement de ces voitures, notamment près des terminus de métro, des grands équipements, des plages. En face de ces initiatives privées, on a un laisser-faire séculaire de la ville qui s’est aggravé dans les 25 dernières années au moment même où il aurait fallu prendre conscience du phénomène et agir.

 Au-delà du seul cas de Marseille, cette dynamique pose la question d’une conception néo-libérale qui fait davantage confiance au privé qu’au public pour construire et sécuriser la ville. Depuis 2006, toute une série de lois favorisent ces fermetures au nom de la sécurité, de l’entretien et des polices d’assurances. On oublie que la ville est avant tout faite d’habitants, d’usagers et de passages. Les blocages marseillais prouvent qu’une réflexion globale et des régulations sont nécessaires dans l’intérêt général : c’est le rôle des collectivités ».

Forte de bientôt quinze ans de recherches sur le sujet, quelles solutions préconisez-vous pour endiguer le phénomène de fragmentation ? L’élection récente d’une nouvelle municipalité peut-elle mener à un changement ?

 « Aujourd’hui, la loi rend malheureusement presque exceptionnel le maintien d’une résidence ouverte. Le principal moyen à la disposition des collectivités est le dépôt d’une Déclaration d’Utilité Publique (DUP), ce qui leur permet de préempter un passage pour le maintenir accessible aux piétons. A partir du moment où on a créé ou recréé un passage par cette voie, on est certain qu’il ne pourra pas être fermé a posteriori, quitte à mettre un petit portillon pour éviter le passage des deux-roues et ainsi trouver un compromis. Le motif de la responsabilité des copropriétés est parfois avancé : si une voie privée est traversante et très utilisée, la collectivité peut mettre en place des servitudes de passage et des conventions d’entretien pour éviter que ce soit la copropriété qui soit rendue responsable en cas d’accident. Ce type d’actions demande cependant une véritable volonté publique qui existe dans certaines villes françaises comme à Lyon ou Montpellier où les fermetures en périphérie n’atteignent pas la cohérence urbaine, contrairement à Marseille.

La nouvelle municipalité élue en 2020 a affirmé cette volonté, mais il lui faut l’accord de la métropole qui détient la compétence voirie. On a d’ailleurs pu confirmer cet intérêt municipal lors d’une exposition art-science organisée sur ce sujet, qui va d’ailleurs être reprogrammée en mars-avril 2022 à la Maison de l’Architecture et de la Ville MAV PACA ainsi qu’à la Mairie des 6e et 8e arrondissements. Plusieurs élus, techniciens de la ville et de la métropole nous ont visité et ont manifesté leur intérêt.

Les résidences fermées de la colline Périer © E. Dorier, J. Dario, S. Bridier, LPED

Les résidences fermées de la colline Périer © E. Dorier, J. Dario, S. Bridier, LPED

Une autre difficulté tient à l’informalité historique de certaines fermetures à Marseille, qui datent de plusieurs décennies. Il n’y a pas toujours de titres qui attestent qu’une voie appartient à celui ou celle qui revendique de la fermer. On atteint des situations assez absurdes comme une association de riverains du huitième arrondissement qui utilise le fait d’avoir fermé une voie comme élément de preuve du caractère privé de celle-ci.

Entre les plaintes d’habitants, plusieurs conflits portés en justice, les observations des techniciens, et tout notre travail, que nous avons restitué aux collectivités, celles-ci ont pris conscience de l’ampleur des impacts négatifs du phénomène. La métropole était présente au jury de thèse de Julien Dario à travers le Directeur Général des Services de la Métropole, anciennement à la tête de l’Urbanisme de la Ville, où il avait soutenu nos recherches. Si les techniciens urbanistes sont bien sensibilisés, les élus de la Métropole (qui a la compétence voirie) ont plus de mal à dépasser un « laisser-faire » traditionnel à l’égard des initiatives privées centrifuges. Ainsi, la métropole a opposé une fin de non recevoir face à des demandes récentes de la Ville de Marseille de modifier le PLUI (Plan Local d’Urbanisme Intercommunal) pour rétablir des  perméabilités, à travers des servitudes de passages pour les piétons ou de créer des DUP (déclarations d’utilité publique, permettant à la collectivité d’acquérir des passages). »

Dans une émission radio de 2013 sur le thème de la gentrification, vous indiquiez que le centre de Marseille restait très populaire, et très peu prisé par les classes supérieures, malgré les tentatives municipales de rendre cet hyper-centre attractif. Est-ce que cette situation est aujourd’hui en train de changer ?

« Oui, en effet, la grave crise déclenchée par l’effondrement de deux immeubles en 2018 peut accélérer une transformation du centre. Il faut rappeler cette exception marseillaise : un centre resté vivant, cosmopolite, animé par des petits commerces populaires, avec des habitants majoritairement pauvres (le taux de pauvreté dépasse souvent 50%), locataires d’immeubles dégradés, auxquels s’ajoutent de petits propriétaires modestes. Depuis des décennies, la bourgeoisie et les classes moyennes marseillaises toujours propriétaires de nombreux immeubles du centre, se sont déplacées vers le littoral sud, les périphéries aisées et, justement, leurs mosaïques de résidences fermées.

Les effondrements de deux immeubles sur leurs habitants en 2018 (8 morts sont à déplorer) ont déclenché une brutale prise de conscience du risque lié au manque d’entretien des immeubles du centre, de la part des propriétaires bailleurs rentiers, comme des propriétaires-occupants modestes. La mairie, qui avait, là aussi, « laissé faire », a lancé des centaines d’arrêtés de périls et d’évacuations préventives. Un Projet Partenarial d’Aménagement (PPA) du centre-ville est initié par l’Etat, la Métropole et la Ville sur un territoire de 1000 hectares qui concernent 200 000 habitants sur les quinze prochaines années. Il démultiplie les aides à l’amélioration de l’habitat avec le concours de l’ANAH (Agence Nationale de l’Habitat) et à la rénovation urbaine avec le NPNRU. Le but est d’inventorier et de résorber l’habitat indigne, en poussant les propriétaires à faire les travaux nécessaires pour revaloriser le parc immobilier et louer des logements corrects.

La rue d’Aubagne, après l’effondrement de deux immeubles en novembre 2018 ©Georges Seguin via Wikipedia

La rue d’Aubagne, après l’effondrement de deux immeubles en novembre 2018 ©Georges Seguin via Wikipedia

Ce grand projet risque d’être une occasion stratégique pour tenter de « repeupler » le centre en déplaçant les plus pauvres vers les quartiers périphériques où se concentre le logement bon marché. Des propriétaires bailleurs attentistes, des investisseurs opportunistes attendent ces opérations pour toucher les aides et risquent ensuite d’augmenter les loyers et de provoquer une éviction des plus modestes. Ce à quoi des collectifs se sont opposés en négociant dès 2019, puis en 2021 une « Charte du relogement» avec la ville et avec l’Etat. La nouvelle municipalité élue en juin 2020 s’est engagée dans une stratégie de maintien d’une mixité sociale au centre, par diverses incitations au logement social et abordable.

Mais aucune place n’avait été accordée aux habitants concernés ou aux collectifs  dans le projet de ce PPA. C’était vraiment un projet « top down ». En octobre 2021, suite à discussions entre Ville, Etat, Métropole et les collectifs d’habitants, un « Collège des maîtrises d’usages » composé d’habitants, de membres d’associations ou de conseils citoyens a été créé, en plus d’un comité scientifique dans lequel 4 experts seront désignés par chacune des instances impliquées. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour que ce « Collège des maîtrises d’usages »  soit pris au sérieux et reçoive des moyens de fonctionnement. Mais le fait que les associations et usagers commencent à être associés à la démarche constitue un premier pas encourageant dans la bonne direction. »

La jeunesse artistique et alternative qui s’installe de plus en plus à Marseille depuis quelques années peut-elle contribuer à lutter contre la gentrification à Marseille, ou risque-t-elle de l’accélérer ?

« La gentrification, voulue par l’ancienne municipalité et par la Métropole avance par poches dans les parties attractives et restaurées du centre, autour du Vieux port, le long des tracés du tramway, rue de la République. Autour de la Plaine rénovée et dans le bas de Noailles, les commerces changent de profil et de clientèle. Dans ce contexte, l’arrivée récente et massive de jeunes dans le centre-ville de Marseille est effectivement médiatisée depuis deux ans, mais je ne pense pas qu’on dispose aujourd’hui de données chiffrées sur ce phénomène. On voit bien une présence, notamment festive, des jeunes dans l’espace public, ceci dans tous les quartiers et milieux sociaux. Mais il faut faire attention, et se rappeler qu’on a déjà observé des vagues de la sorte dans les années 1990 et 2000, suivies de « reflux ». Les « néomarseillais » aisés, jeunes y compris, plébiscitent aussi le littoral sud, les quartiers résidentiels périphériques et, justement, leurs résidences fermées !

Le cours Julien © Fred Romero via Flickr

Le cours Julien © Fred Romero via Flickr

Ce qui est certain, c’est une volonté politique des 15 dernières années, avec la création d’antennes universitaires en centre ville, avec des résidences étudiantes dont certaines entrent légalement dans le calcul des logements sociaux SRU de l’hypercentre.

Avec la collaboration de Julien Dario, pour faire le point sur ces évolutions, nous avons réalisé en 2020 un dossier cartographique complet qui a été validé et publié par le HCLPD (Haut Comité pour le Logement des Personnes Défavorisées, organisme gouvernemental) pour décrire ces enjeux du logement à Marseille : la ségrégation sociale, le dualisme urbain qui oppose le centre qui s’effondre sur ses habitants modestes avec les copropriétés périphériques qui se ferment ! Nous avons analysé en détail les chiffres du logement social, et nous montrons que le manque de logements sociaux familiaux (obtenu en retirant des calculs les foyers, les résidences étudiants etc.) est criant dans le centre ancien, tout comme dans le sud marseillais et ses périphéries aisées. »

LDV Studio Urbain
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