Marchés couverts : restreindre pour mieux contrôler
Le dernier article en date de cette série se concentrait sur le marché ouvert. Aujourd’hui, nous explorons son cousin éloigné : le marché fermé. Car s’il existe dans quasiment toutes les villes des quartiers dédiés aux activités commerciales, les formes prises par ces activités peuvent varier du tout au tout.
Face à ce qui peut ressembler à un désordre chaotique, certaines villes ont tôt fait de mettre en place des quartiers, puis des espaces plus restreints, dédiés au commerce. C’est l’objet de notre article du jour. Car si marché signifie généralement libre échange, il peut aussi rimer avec restriction et contrôle.
Le Grand Bazar d’Istanbul : une construction en dur pour plus de sécurité
Commençons par ce qui est sans doute l’un des plus anciens (et certainement le plus connu) des marchés couverts toujours en activité : le Grand Bazar d’Istanbul. Etabli peu de temps après la conquête de Constantinople par les Ottomans au milieu du XVe siècle, il est toujours aujourd’hui l’un des lieux les plus fréquentés et touristiques de l’ancienne capitale turque.
Héritier des anciens forums de Constantin et Théodose, potentiellement bâti sur les ruines d’un ancien marché en dur byzantin, le Grand Bazar mélange des caractéristiques venant de marchés de différentes cultures : spécialisation des différentes zones du bazar en fonction des produits vendus, absence de restaurants, étals anonymes et structurellement identiques…
Le succès dans le temps de ce marché pas comme les autres tient à une première chose : la sécurité. Mehmet II (1432-1481), le septième sultan de l’Empire ottoman, voulait s’assurer que l’activité commerciale de la ville – cruciale pour l’économie de la région du fait de la position géopolitique de Byzance/Constantinople/Istanbul -, soit toujours florissante. Pour ce faire, il fait donc construire cet établissement en dur à proximité de son palais.
En outre, au fil du temps, du fait de la spécialisation des zones du marché, des guildes se sont structurées. Ces guildes ont eu un rôle social, politique et économique essentiel dans la vie du Grand Bazar, mais aussi de la cité jusqu’au début du XXe siècle. En effet, elles garantissaient l’essentiel des biens abrités par ce gigantesque marché contre la plupart des avaries, vols inclus. Aussi, pour limiter les potentiels vols – et donc les frais d’assurance que cela impliquerait – les guildes ont mis à profit le fait que le bazar soit une structure close. Tout d’abord en mettant en place des horaires stricts : le Grand Bazar n’est actif que le jour. Ensuite en s’attirant le patronage de la cour impériale, pour pouvoir réguler et surveiller le lieu comme elles l’entendent. Enfin, en postant jour et nuit des gardes aux entrées des différentes portes extérieures du marché – gardes payés par les guildes, bien entendu ! Ce système a longtemps été très efficace, et dans le folklore du Grand Bazar, on ne répertorie qu’un cambriolage de grande envergure, à la fin du XVIe siècle. Cette réputation d’inviolabilité et de sécurité a fait la réputation du lieu au fil des siècles.
Les halles : contrôler et taxer
Car le contrôle est l’objectif premier du marché couvert, sous quelque forme qu’il soit, et ce dans le monde entier. On peut contrôler les allées et venues des commerçants et des clients. On peut contrôler les activités, en circonscrivant le commerce à un espace donné. Et en contrôlant ces activités, on peut contrôler les éventuels troubles sociaux, et surtout, on contrôle mieux la taxation. Un excellent exemple de cet état de fait est la tumultueuse histoire des marchés parisiens et la mise en place des Halles.
De fait, les guildes commerçantes ont longtemps eu un rôle économique et politique important à Paris (ou dans ses incarnations passées), depuis la corporation des Nautes du Ier siècle jusqu’à la prévôté des marchands qui exista jusqu’à la Révolution française. Ce poids va croître au fil du temps, au point que, quand Paris devient capitale d’un pays qui cherche à se centraliser, ces guildes vont représenter une gêne pour le pouvoir royal. A la fin du XIIe siècle, Philippe Auguste, dans son grand projet de faire de Paris une ville capitale, va faire payer le nettoyage des rues et des grands travaux en taxant les commerçants installés rive droite[1], ce qui créera d’importantes frictions. En outre, il initie le déménagement de plusieurs commerces de bouche et de textile dans le lieu-dit des Champeaux, qui deviendra le quartier que l’on appelle aujourd’hui Les Halles.
L’objectif est alors simple : le roi veut organiser les corporations et veut encadrer cette bourgeoisie naissante, susceptible de rallier la population parisienne contre le pouvoir royal. Car les révoltes initiées par les marchands sont nombreuses et mettent en péril la monarchie. On pense à la révolte des Cabochiens au XVe siècle. Mais la plus connue est certainement la révolte d’Etienne Marcel[2]. Ce dernier, prévôt des marchands, appelle les Parisien·ne·s à l’insurrection et s’empare du palais royal.
Outre une méfiance accrue des monarques pour Paris, la nécessité de canaliser la puissance des corporations commerçantes est de plus en plus pressante à la fin du Moyen Âge. Les quelques halles établies sous Philippe Auguste vont se structurer de différentes façons au fil des siècles, avec des constructions de plus en plus durables, les plus notables s’étant faites sous François Ier, sous Louis XV puis pendant la Révolution. Chaque nouvelle amélioration a pour objectif une sécurité accrue[3], une meilleure hygiène (le cimetière des Innocents n’est pas loin) et surtout une taxation plus efficace.
Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que les Halles telles que nous les romanticisons aujourd’hui voient le jour, avec les fameux pavillons Baltard. Ces espaces de verre et d’acier à la gloire du Second Empire sont le must de ce que l’on pourra faire en termes de contrôle des espaces marchands clos à cette époque. Chaque pavillon est dédié à un métier de bouche (fruits, légumes, boucherie, poissonnerie, fleurs…) pour une gestion minutieuse des flux. Et dans chaque pavillon, on trouve des inspecteurs chargés de veiller à la salubrité des lieux et à la qualité des marchandises vendues[4]. Au fur et à mesure, l’encloisonnement progressif du marché d’abord extérieur, dans des murs, aura permis un contrôle politique, puis économique et enfin sanitaire.
Le mall : contrôler la vie au service de la consommation
Le marché est-il destiné à devenir un espace aseptisé et cloisonné ? Si l’on considère sa dernière évolution en date, le centre commercial, la réponse est : hélas, oui. Jetons un oeil au pinacle des centres commerciaux : le mall[5].
C’est un objet urbain qui a déjà été maintes fois évoqué dans les colonnes de Demain la Ville. Mais si l’on se penche sur son rôle social, le mall a tout de la dystopie commerciale. Outre la concentration de différents types d’activités commerciales, on y trouve également des lieux de services, ainsi que des espaces culturels (plaza, galeries, salles de cinéma…) et de divertissements (cafés, restaurants, laser tags, escape games…) Le mall est également un lieu de société, donc un panopticon, puisqu’on y est autant observé par ses voisins et accointances, que par la myriade de caméras de sécurité installées. En cumulant toutes ces activités, associées à un sentiment de sécurité accru, le mall se pose en micro-ville (très surveillée) dans la ville. Le mall est un espace du contrôle de la vie, au service de la consommation.
Car ces éclairages étudiés pour reproduire la lumière du soleil, cette climatisation ni trop froide ni trop chaude, cette multitude d’activités annexes non-commerciales, n’ont d’autre but que de vous pousser à rester davantage dans ce lieu, pour acheter toujours plus de choses. Ce contrôle sur la vie a fait le succès du centre-commercial, mais c’est également ce qui aura causé sa perte. Car à l’heure du e-commerce personnalisable, des plateformes de streaming et des services de livraison individualisés, le lieu-mall n’a plus vraiment raison d’être. Car contrairement aux depachika, ces marchés souterrains japonais que l’on avait évoqué dans notre article sur la gare nippone, la raison d’être du mall n’est pas un service principal (par exemple : le transport) auquel on aurait agrégé d’autres services annexes, mais bien le commerce et uniquement le commerce.
En enfermant le marché dans des murs, les pouvoirs publics et économiques ont affirmé leur mainmise sur une activité commerciale qui, débordante, pourrait devenir gênante. Mais ce que l’on gagne en contrôle et en sécurité, on le perd en vitalité et en créativité, pour nous diriger vers toujours plus d’uniformisation. Ce qui est évidemment regrettable…
Pour aller plus loin :
- L’urbanisme est-il un sport de combat ? , France Culture, 2019
- Instagram’s new shopping feature make it a digital mall, Weird, 2019
[1] On dit que les odeurs pestilentielles des marchés en plein air remontaient jusqu’aux fenêtres du palais royal, installé sur l’île de la Cité.
[2] Etienne Marcel est considéré par certain·e·s comme étant le premier maire de la ville de Paris. La rivalité entre le pouvoir civil parisien et le pouvoir centralisateur national, qui perdure aujourd’hui, remonterait au moins à cette époque.
[3] Rappelons que dans le quartier des Halles, toujours aujourd’hui, on trouve des voies nommées “Rue des Mauvais Garçons” ou “Rue de la Grande-Truanderie”, qui existaient déjà au XIIIe siècle. Si l’odonymie n’est pas toujours une science exacte, elle souligne ici l’état d’insécurité du quartier à cette époque.
[4] C’est le métier du pauvre Florent, personnage principal du Ventre de Paris d’Emile Zola, un ouvrage que nous ne saurions trop vous conseiller.
[5] Mot anglo-saxon désignant le centre commercial construit sur le modèle de consommation nord-américain.