Manger autrement en ville, oui mais à quel prix ?
Dans nos modes de vie de plus en plus citadins, nous nous sentons de plus en plus concernés par l’importance d’un mode de vie responsable. En tant que consommateurs, cette dynamique passe en premier par savoir ce qu’il y a dans nos assiettes. Comment concilier manger local et manger urbain ? Pour répondre à cet apparent paradoxe, une multitude de nouvelles formes de production et de consommation voient le jour en ville.
Le dialogue entre agriculture et urbanité remonte au XIXème siècle, au moment de l’extension massive et rapide des villes européennes. A cette époque, une vague importante de nouveaux habitants venus de la campagne s’installaient en ville et subvenaient à leurs besoins en cultivant le lopin de terre autour de leur maison.
Avec l’industrialisation croissante, cette pratique s’est peu à peu perdue en ville. Mais depuis les années 70, avec les premières expressions du déclin de ce modèle, la pratique a pris un nouvel essor, dont la ville de Detroit est devenue l’emblème avec le mouvement des « Do it Ourselves ». Les habitants de cette ville du Midwest américain en crise ont investi les délaissés urbains afin de produire leurs fruits et leurs légumes, transformant ainsi ces dents creuses en véritables « fermes urbaines ». Ce mouvement est devenu l’acte fondateur de l’« agriculture urbaine » dans son acception moderne.
Aujourd’hui, plus de la moitié de la population mondiale est citadine, dans des espaces de plus en plus densément peuplés. La question de l’alimentation par d’autres circuits plus responsables que les réseaux de grande distribution devient cruciale. Le phénomène de l’agriculture urbaine prend donc de l’ampleur à la fois pour nourrir des territoires où l’accès aux terres agricoles est restreint, mais aussi pour recréer du tissu social dans nos mégalopoles. De nombreuses initiatives voient le jour pour produire et consommer autrement en villes et prennent des formes aussi diverses que les buts qu’elles poursuivent.
L’urgence de nourrir
Dans les territoires palestiniens, les habitants ont mis en place quinze fermes urbaines autour de la ville de Gaza pour faire face à l’insécurité alimentaire de ce territoire sous embargo. Ces fermes urbaines nourrissent cent dix-neuf foyers et reposent sur le principe d’aquaponie. Cette technique nécessite peu de ressources en eau et s’auto-régule en nettoyant l’eau par un système de plantes filtrantes, fournissant ainsi aux habitants des poissons propres à la consommation, en plus des légumes cultivés.
Dans certaines régions d’Asie, où le manque de terres cultivables est problématique, des concepts innovants voient également le jour. L’état de Singapour, d’une superficie très réduite, pallie son manque d’espace grâce entre autres à un système de fermes verticales sous la forme de tours qui accueille trente-huit étages remplis de bacs pour faire pousser des légumes sur le principe de l’hydroponie. À Tokyo, mégapole saturée de près de 43 millions d’habitants, les habitants multiplient l’agriculture inondée sur les toits, notamment la riziculture, qui garantit un rapport de rentabilité assez élevé. L’agriculture se niche ainsi partout, en ayant une emprise au sol très faible, condition importante pour ces régions où la terre arable disponible est rare.
Nourrir et créer du lien social
Si le but premier de l’agriculture urbaine est bien sur de nourrir les populations, elle permet aussi et surtout de créer du lien social entre urbains autour d’une activité originale.
C’est ce qu’a compris Jan Huijbrechts en créant une ferme urbaine de 3000 m2 sur un toit dans la zone industrielle d’Amsterdam. Ce potager partagé, muni d’un accès Wi-fi permet aux employés des entreprises de l’immeuble de se rencontrer et de jardiner pendant leur temps de pause, créant ainsi de nouvelles relations sociales au sein de leur travail.
Le mélange des genres, c’est aussi le credo d’Aladdin Charni qui propose des « bulles de liberté » dans son restaurant le Freegan Pony Club. Installé sous le périphérique, ce restaurant végétarien propose de récupérer les invendus de Rungis et d’en faire des plats à prix libre. En plus d’être une belle initiative contre le gaspillage alimentaire, le Freegan entend favoriser les rencontres et les échanges entre les riverains « le prix libre et la mixité sociale seront toujours de mise » se réjouit Aladdin.
Toutefois, si ces différentes initiatives sont à saluer, il est important de garder un regard critique sur cette tendance, nous rappellent les Bergers Urbains de l’association Clinamen. Ces bergers nouvelle génération qui pratiquent l’éco-pâturage font de la transhumance urbaine tout en procédant à la polyculture paysanne. Ils participent à la régénération des sols et vendent leur viande aux adhérents de l’association. Pour eux : « L’agriculture urbaine est montée en épingle. Or si elle est incapable de produire, elle risque d’être décrédibilisée et le phénomène risque de retomber comme un soufflet ». Les Bergers Urbains craignent que l’agriculture urbaine, qui répond d’abord à un besoin, ne devienne qu’un « coup de com’ » pour certaines structures, et ne se réduise finalement qu’à un green-washing de marketing.
Produire mieux, mais pour qui ?
En Suède, le projet en cours du restaurant Stedsan est un exemple de cette nouvelle forme de production plus saine, mais pour un petit nombre. Ce projet propose un restaurant dans la forêt où les fruits et légumes seraient cultivés sur le principe de la permaculture sur les parcelles forestières avoisinantes. Si l’idée de déguster un plat produit à nos pieds est séduisante, elle n’est pas accessible à tous. En effet, les prix pratiqués sont rédhibitoires : 1750 couronnes suédoises, soit 185 euros pour un dîner semble exorbitant quand ce dernier repose sur le principe même de réduire les intermédiaires entre la production et la distribution.
Le restaurant Mc Cormick place rooftop Place inauguré à Chicago en 2013 suit cette même logique. Ce bâtiment « vert » produit sur son toit 3500 kg de fruits et légumes par an vendus à SAVOR… Chicago qui n’est autre que le prestataire du Palais des congrès. Ce projet de toit productif qui a consisté à valoriser cette immeuble a ainsi une retombée sociale très faible pour les habitants de ce quartier.
La question des retombées économiques et donc de la distribution des produits fait partie intégrante de ces nouvelles techniques de production et doit être pensée en amont du projet. À cet égard, l’entreprise « La Ruche qui dit Oui ! » a suscité de vives polémiques. L’entreprise propose de mettre en relation des consommateurs et des producteurs en demandant à ces derniers d’en assumer le coût. Ils doivent ainsi reverser 16,7% hors taxe de leur chiffre d’affaire à la Ruche. Par ailleurs, le consommateur ne s’engage pas à l’année et le producteur peut ainsi se trouver en situation de déséquilibre financier. Accusée de faire de la concurrence déloyale au système des AMAPs tout en n’étant pas tournée exclusivement vers les profits des producteurs, cette entreprise a concentré les tensions qu’il peut y avoir entre partisans du « vrai » et du « faux » manger autrement.
C’est cette même contradiction qui réside à Berlin dans un projet de serre verticale pour le supermarché Métro. Des légumes et des herbes y sont cultivés en hydroponie, sur une mince couche d’eau enrichie en engrais naturels et en oxygène, le tout sans pesticides. L’idée est intéressante d’un point de vue des moyens de production mais elle ne fait que redorer l’image de la grande distribution sans en interroger sa structure même. Aller vers la labellisation « éco-responsable » de grandes surfaces au prétexte qu’elles auto-produisent une infime partie de ce qu’elles vendent interpelle sur le sens de ces initiatives.
L’agriculture urbaine répond bien à un réel besoin de production dans certaines régions du monde. Selon L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, ces différentes initiatives réussissent à nourrir 700 millions de personnes dans le monde, c’est à dire un urbain sur quatre ! Mais si l’agriculture urbaine sert à produire, elle est aussi (et surtout) une manière pour certains urbains de se ré-approprier leur vie et leur ville. De plus en plus en plus concernés par ce qu’il y a dans nos assiettes, nous sommes désormais enthousiastes à l’idée de faire pousser nos propres légumes, dans une dynamique d’apprentissage et de vivre-ensemble. Le lien social se récrée, dans des contextes parfois inattendus et permet de redonner une dimension humaine à nos villes. Prenons garde tout de même à ce que certaines propositions tendances ne vienne pas dénaturer ce qui est au cœur de nombreux projets : un rapport franc, direct et sain à l’agriculture et à la nourriture, indispensable et accessible à tous.