MANGA ↔ TOKYO à La Villette : la capitale japonaise, entre fiction et réalité

29 Nov 2018

Après avoir ouvert la saison Japonismes 2018 avec les installations du collectif japonais teamLab, puis avoir accueilli le spectacle Mahabharata – Nalacharitam en coréalisation avec The Japan Foundation, La Villette remet le couvert jusqu’au 30 décembre avec MANGA ↔ TOKYO, une exposition mettant en regard la capitale japonaise avec ses avatars dans la pop culture.

 

photo de la grande halle exposition manga tokyo

La Grande Halle de La Villette, habitacle monumental de l’exposition MANGA ↔ TOKYO – Crédits pop-up urbain

Du monde profane au monde sacré du manga

Ouverte au public depuis le 29 novembre dernier, MANGA ↔ TOKYO est le fruit du travail de recherche de M. Kaichiro Morikawa – architecte devenu spécialiste des cultures populaires japonaises et de leurs urbanités -, en partenariat avec le National Art Center, Tokyo (ou NACT) et La Villette. Le concept : réunir et scénographier dans un même espace différentes oeuvres significatives de la pop culture japonaise, et les mettre en regard avec la ville de Tokyo, où leur action prend place.

 

Exposition Tokyo manga

“Ces grandes affiches de Manga disposées comme des publicités urbaines rappellent évidemment l’habillage pop de certains immeubles de la capitale japonaise” – Justine Weulersse, responsable des expositions, pour pop-up urbain – Crédits pop-up urbain

 

Après un passage dans le péristyle où différentes affiches de promotion de séries animées récentes placardent une installation monumentale, les visiteur·se·s sont invité·e·s à entrer dans le sas de la Grande Halle. On y est reçu par Yoriko et Vippy, les deux mascottes-guides de l’exposition. Cet espace est composé de deux boutiques, l’une à destination d’un public plutôt masculin (reprenant les célèbres codes du quartier tokyoïte Akihabara), l’autre à destination d’un public plutôt féminin (s’inspirant du quartier Otome Road). En mettant en avant directement l’aspect commercial des cultures otaku[1], l’exposition souligne deux choses. D’une part, elle reprend le modèle des temples shintoïstes où les boutiques sont effectivement positionnées à l’entrée des sanctuaires. D’autre part, les cultures otaku sont des cultures consuméristes. Mais nous laissons bien vite cet espace profane pour entrer au coeur même de l’exposition, l’espace sacré.

Le rez-de-chaussée s’ouvre sur une immense maquette au 1:1000 de Tokyo. En face, différentes scènes tirées d’une vingtaine de films et séries animées se déroulant à Tokyo sont projetées. Chaque scène est recontextualisée : le titre, nom des créateur·trice·s et l’année de sortie sont évidemment cités. Mais on nous précise également dans quel quartier se déroule la scène, mis en avant directement sur la maquette via un spot lumineux.

Exposition affiche Godzilla

Sur l’écran, un extrait de Godzilla (1954) ; sur la maquette, le cœur de Tokyo (détruit par le monstre dans l’extrait) est localisé spatialement par un jeu d’éclairage – Crédits pop-up urbain

L’exposition est ensuite découpée en plusieurs séquences, à l’étage. On commence par une partie sur les différentes destructions (et reconstructions) de Tokyo, que ce soit par les flammes, les séismes ou la guerre, et la traduction de ces phénomènes dans la fiction. On comprend ainsi le fantasme apocalyptique d’une oeuvre comme Akira, ou bien d’où viennent les kaiju (ces monstres dont le plus connu est certainement Godzilla), incarnations fictives de manifestations bien réelles comme les phénomènes géophysiques ou la peur du nucléaire.

 

La Tokyo des années 1950-60 dans le manga San-Chome No Yuhi (1974)

 

S’en suit une longue et riche séquence sur l’évolution de la vie quotidienne à Edo, quand la future Tokyo devient capitale du Japon au début du XVIIe siècle. Commerces, bains publics, transports, espaces privés, monuments… tous ces objets urbains sont analysés à travers le temps, au prisme des évolutions sociales et culturelles, et évidemment à travers le manga et l’animation japonaise. Au coeur de ces planches, storyboards, et extraits vidéo soigneusement choisis, l’histoire tokyoïte moderne et contemporaine se dessine. Les moeurs urbaines des différentes périodes sont ainsi mises en scène, de la relativement libérale ère Taisho (1912-1926) à notre époque post-bulle économique plutôt morne, en passant évidemment par le miracle économique japonais d’après-guerre.

 

City Hunter Nicky Larson Tokyo

City Hunter (Nicky Larson en France) est représentatif de l’ère de prospérité qu’a connu le Japon entre les années 1950 et le milieu des années 1990

 

Une dernière partie est dédiée à ce que M. Morikawa considère comme les nouveaux sanctuaires de la pop culture, que l’on peut croiser un peu partout dans les rues de Tokyo. On y trouvera les reconstitutions grandeur nature d’un konbini  estampillé Miku (une star virtuelle de pop-électro), et d’une rame de métro à l’effigie d’héroïnes de manga. Enfin, divers éléments de mobilier urbain puisant dans la pop culture sont exposés : mascottes d’enseignes pharmaceutiques représentant d’adorables petits animaux, barrières de sécurité kawaii [2] utilisées pendant les travaux routiers, pachinko[3] aux couleurs de différentes séries animées, figurines grandeur nature représentant des personnages célèbres. La visite se termine sur un ema – portique sacré comme on en trouve dans les sanctuaires shinto, où les visiteur·se·s peuvent laisser des inscriptions votives – servant de livre d’or ludique.

 

metro nippon

Les paysages numériques de la capitale nippone défilent derrière les vitres de ce métro immobile – Crédits pop-up urbain

Des œuvres à l’image de la ville ; une ville à l’image de ses oeuvres

Les objectifs de l’exposition sont atteints, et le résultat est à la hauteur des ambitions de l’événement. Elle est ludique, agréable et accessible à tout le monde : les novices ne sont pas perdus grâce à des explications claires ; les connaisseur·se·s trouvent leur compte  dans les nombreuses œuvres représentées – contenant beaucoup d’originaux et présentant un certain nombre de créations inédites en France. La scénographie grandiose et la mise en regard entre histoire, culture “classique”[4] et culture populaire sont captivantes pour n’importe quel·le curieux·se. Plus généralement, l’exposition MANGA ↔ TOKYO est éducative, puisque l’on en apprend beaucoup sur l’urbanisme et la sociologie de Tokyo à travers le temps.

 

photo de monsieur morikawa

M Morikawa pendant notre interview après sa visite guidée lors du vernissage – Crédits pop-up urbain

 

Kaichiro Morikawa a réussi le pari de concilier urbanisme et culture pop, un pari qui nous semble évident, mais qui n’était pas forcément gagné, de l’aveu de l’intéressé lui-même :

Quand j’ai commencé mes études d’architecture, il n’y avait pas de recherche académique en matière de manga, d’animation et de jeu vidéo. Au cours de mon cursus, le quartier de Akihabara était en train de changer radicalement, pour devenir le quartier des otaku. J’ai trouvé cela fascinant.”

En 2004, il fait de cette fascination sa carrière, puisqu’il participe à la Biennale de Venise en tant que commissaire du pavillon japonais, où il fait venir l’architecture de Akihabara. Surnommé “Electric Town”, ce quartier se spécialise petit à petit dans le commerce d’objets en lien avec la culture pop. C’est le moment charnière où M. Morikawa passe de la pratique architecturale classique aux relations entre urbanisme et pop culture, qui deviennent alors son champ d’étude spécifique.

 

photo de monsieur morikawa

Akihabara, Tokyo’s MANGA district. Photo: Takehiro Goto

 

Le quartier de Akihabara reste son sujet d’étude favori. Longtemps considéré comme un quartier aux marges de Edo/Tokyo, où petits commerces et délinquance se côtoient, il devient à partir des années 1930 – et plus encore après guerre – la “ville électrique” de Tokyo, où l’on achète et vend de l’électroménager. “Mais ces boutiques ont finalement déménagé dans les banlieues de Tokyo” explique-t-il. “Le compartimentage des terrains du quartier, entre les mains de nombreux petits propriétaires, a fait qu’aucun promoteur n’a vraiment été intéressé par la construction d’un grand centre commercial à Akihabara – nécessitant un vaste terrain. Les boutiques ont fait évoluer leur offre vers l’électronique et l’informatique dans les années 1980. Or, il se trouve que les amateurs d’informatique ont tendance à aimer les cultures otaku. Ce n’est donc pas parce qu’il y avait des librairies de manga ou des boutiques de figurines à Akihabara que c’est devenu le quartier des otaku, mais bien parce que ces amateurs·rice·s étaient présent·se·s au préalable dans le quartier. Les boutiques spécialisées que l’on voit partout aujourd’hui s’y sont donc implantées naturellement.

Aujourd’hui, le quartier continue son évolution. Si le nombre de touristes étrangers – otaku eux aussi – a augmenté ces dernières années, ce ne sont pas eux qui inquiètent M. Morikawa : “Avant même de devenir ce qu’il est aujourd’hui, Akihabara a toujours accueilli de nombreux touristes étrangers, ne serait-ce que parce qu’ils voulaient acheter la technologie de pointe de l’époque, comme des walkman. Non, le changement actuel date de 2003, quand les médias japonais ont commencé à mettre en lumière le quartier. A partir de ce moment-là, des visiteurs japonais y sont venus, un peu comme des touristes qui vont au zoo. Cela a fortement déplu aux habitué·e·s qui, à partir de ce moment, n’ont plus été à l’aise dans leur quartier. Ce malaise continue aujourd’hui, au point que si la situation persiste, il est possible que les otaku ne fréquentent plus le quartier. Akihabara étant présent dans de nombreuses oeuvres de fiction, il est également possible que ces oeuvres évoluent si la situation sociologique change.

 

photo de sailor moon

On se quitte sur la ville scintillante de Sailor Moon (1992-1997)

 

En attendant, les cultures de Akihabara et Otome Road sont toujours bien vives dans la pratique des amateurs·rice·s et dans les oeuvres de pop-culture, alors on ne peut que vous recommander chaudement de les (re)découvrir à MANGA ↔ TOKYO. On vous donne donc rendez-vous à la Grande Halle de la Villette, jusqu’au 30 décembre 2018.

 

Informations tarifaires et calendrier événementiel disponibles en ligne.

Remerciements chaleureux à l’équipe de La Villette, à M. Morikawa pour sa disponibilité, et à Shoko Takahashi qui a assuré la traduction japonais/français.

 

Thomas Hajdukowicz

 

[1] Terme japonais relatif au manga, au dessin animé japonais, au jeu vidéo, aux films et séries japonaises à effets spéciaux… et en général à tout ce qui a trait à la pop culture japonaise de niche.

[2] Désigne tout ce qui est “mignon”.

[3] Sortes de machines à sous légales dont les Japonais sont friands. Les enseignes essaiment le territoire.

[4] Dans cette catégorie, on fait rentrer les oeuvres d’art plus conventionnelles, comme les estampes ou les gravures.

{pop-up} urbain
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