L’urbanisme culturel, un vecteur de développement urbain

Vue de l'atelier de Nano Ville à POUSH ©Philippe Billard
6 Oct 2021 | Lecture 5 min

Parfois intégrée en dernier dans les réflexions de programmations urbaines, la culture apparaissait comme détachée de la création de valeur et du développement urbain. Depuis quelques années, la dimension culturelle est cependant davantage prise en compte par les acteurs de la fabrique urbaine, qui cherchent à l’intégrer dans des projets d’échelles très diverses.

Pour comprendre en quoi la culture constitue un puissant levier de développement urbain, nous avons discuté avec Clarissa Pelino, responsable de projets urbains pour l’agence Manifesto.

“Manifesto a été créée en 2015 par Laure Confavreux-Colliex et Hervé Digne, la première issue de la programmation architecturale et de l’Assistance à Maîtrise d’Ouvrage pour la création de grands musées dans le monde et le deuxième venant du milieu de l’art contemporain et de celui des médias. Il y a 6 ans, Manifesto agissait avant tout comme une agence de conseil qui s’adressait aux entreprises et aux acteurs publics dans la mise en place de projets culturels, mais son champ d’activité s’est élargi à plusieurs métiers, exercés par une équipe pluridisciplinaire et interculturelle d’une vingtaine de personnes. Une de ces nouvelles activités est par exemple la production et l’itinérance d’expositions à l’international grâce à notre nouvelle filiale Manifesto Expo.”

Quelles sont les missions de Manifesto ? 

Le coeur d’activité de Manifesto est de mener des projets culturels et artistiques auprès des acteurs de la fabrique de la ville (promoteurs, collectivités, aménageurs), notamment dans des projets de reconversion patrimoniale au sens large du terme patrimoine ; et d’apporter du conseil stratégique auprès d’institutions culturelles, fondations et musées, ou entreprises. Nous les guidons dès les phases de conception, de direction artistique et de programmation des projets, jusqu’à la mise en œuvre et la production. Nous travaillons souvent dans une logique de concertation (par exemple via l’animation d’ateliers), et en lien avec les architectes pour nous assurer que les espaces soient pensés pour accueillir des projets culturels.

Une oeuvre d’art, au 1 Saint Thomas : vous pouvez visionner la vidéo en cliquant juste ici

Source : Sciences Po

Au sein de notre agence, un pôle production s’occupe de produire des œuvres dans l’espace public, ou intégrées à l’architecture pour des clients publics ou privés. Par exemple,  nous venons de livrer une œuvre sur le campus de Sciences Po. C’est une architecte de notre équipe qui a suivi le projet, de l’envie du client jusqu’à l’esquisse finalisée, ainsi que toute la production. Un processus qui implique le choix des matériaux, des fournisseurs. Notre rôle est de nous assurer que tout soit livré et installé à temps, qu’un protocole de maintenance et de sécurité soit mis en place. Aujourd’hui, l’équipe de Manifesto développe un pôle de production événementielle, une dimension essentielle de l’activation des sites de patrimoine puisqu’il s’agit un enjeu fort pour les villes en plein renouvellement.”

On comprend donc que vous travaillez avec quasiment tous les acteurs de la fabrique urbaine. Quelles sont les raisons qui les motivent à inclure la dimension culturelle dans leurs projets ?

“Les collectivités voient très bien ce qu’apportent les différentes typologies de démarches artistiques, notamment l’occupation temporaire et les dynamiques d’activation de patrimoine sur lesquelles je travaille. Cela dépend tout de même des orientations et des équipes politiques, et on est évidemment confronté à cette dimension quand on agit sur l’urbain.

J’observe quand même une prise de conscience progressive. La culture a toujours été vue comme limitée au monde public, mais aujourd’hui des logiques d’intérêt général se frayent un chemin dans des projets immobiliers et urbains complexes, impliquant des ressources financières. Il y a une recherche du bon équilibre, afin de faire en sorte que le projet immobilier en lui-même puisse financer une dimension culturelle.

Du côté des promoteurs, l’intérêt est de faire des projets urbains plus attractifs et qualitatifs, avec sans doute une forte dimension de communication et de Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE). Également, il y a une logique de valorisation foncière : même si tous les promoteurs ne sont pas convaincus, beaucoup constatent les effets positifs et portent une véritable ambition. Il y a cinq ans, l’époque des “Réinventer Paris” et « Inventons la Métropole du Grand Paris” a représenté une phase dynamique, ces appels à projets étant accompagnés d’une fièvre culturelle, d’une forte demande de culture urbaine et d’innovations.

Rapidement après, le constat est que les promoteurs vraiment engagés dans leurs projets ont compris la véritable valeur d’une démarche culturelle. Certes, cela peut aider à gagner un concours, de mettre en avant une dimension artistique, ou cela peut représenter un argumentaire contre les recours, mais c’est aussi et surtout une manière d’impliquer le public dans un projet en les associant à la réflexion Aussi, l’idée est de montrer qu’il se “passe un truc spécial dans le quartier”. Sans oublier que cela permet d’impliquer les artistes dans les projets urbains, qui apportent une réflexion inattendue et décalée sur la ville et sur la transformation des territoires.

Aujourd’hui, la compréhension est plus large vis-à-vis de l’intérêt réciproque et de la réalité d’une rentabilité non immédiate de la culture. Au départ, cela coûte de l’argent et le retour sur investissement demande d’appréhender différemment les choses, d’être plus ouvert, de voir le gain autrement que par une approche monétaire.. ”

Pour accompagner les projets urbains dans des logiques de réactivation, vous avez développé le projet POUSH qui rencontre un grand succès depuis plus d’un an. En quoi consiste-t-il ?

POUSH est né du fait qu’on était très impliqué dans des projets urbains, et donc en lien avec des promoteurs, des propriétaires de bâtiments et des gestionnaires d’actifs. Comme d’autres, on a fait le constat d’une importante vacance dans le parc immobilier en Île-de-France et d’un grand manque d’espaces abordables pour la création artistique. Les porteurs de projet d’un site dont la gestion coûte cher, préfèrent qu’il soit occupé, éventuellement avec un loyer maîtrisé ou un remboursement des charges. Ce principe permet de réduire la dégradation d’un bâtiment, mais il y a aussi et surtout un gros enjeu de communication.

Lisières, exposition collective d’artistes à POUSH ©Lucile Boiron

Lisières, exposition collective d’artistes à POUSH ©Lucile Boiron

Avant POUSH, en 2019, c’est l’Orfèvrerie qui a été notre première expérience en la matière. Le promoteur Quartus est venu nous chercher pour occuper un superbe village industriel de 25 000 mètres carrés à Saint-Denis. On a décidé d’y installer une résidence de 80 artistes avec des loyers maîtrisés pendant un an, et à la fin, d’y organiser avec des collégiens une exposition collective sur l’archéologie contemporaine. Cependant, on n’était pas gestionnaire des espaces mais seulement mandatés par le promoteur, ce qui ne nous permettait pas de développer un projet “à nous”. Après un an d’activité, le site a ensuite été récupéré par un autre acteur de l’occupation temporaire.

Une autre opportunité s’est rapidement présentée avec Sogelym Dixence, qui est propriétaire d’une grande tour de bureaux de 16 étages, derrière le boulevard  périphérique à Clichy. Il nous a été proposé de développer un projet d’occupation temporaire. Très rapidement et en quelques mois, nous sommes passés de 70 artistes répartis sur trois étages à 230 sur huit étages, avec en plus des niveaux dédiés à des projets artistiques et d’exposition. Il ne s’agit pas seulement d’espaces sous-loués à des artistes, mais plutôt d’un incubateur. Différents services d’accompagnement sont proposés, notamment administratif, technique, artistique, et de professionnalisation, avec la présence d’artistes plus confirmés qui font écosystème et tirent tout le monde vers le haut. Cela permet aux moins connus de grandir en termes de visibilité, avec la venue régulière de la presse, de galeristes, ou de directeurs d’institutions, ce qui fait que POUSH est vraiment connu et identifié au sein du monde de l’art contemporain.

Vidéo consacrée à Poush : vous pouvez visionner la vidéo en cliquant juste ici

Source : Nano Ville

Malheureusement, il ne s’agit que d’un projet temporaire, nous sommes donc déjà à la recherche d’un nouveau lieu à partir de mars 2022. Notre activité contribue à créer beaucoup de valeur foncière, immobilière et contribue à la communication, mais il est très difficile pour nous de récupérer cette valeur. Au contraire, on se retrouve à voyager d’espace en espace alors qu’il est évident que même les commerces alentours bénéficient de ce type d’actions, y compris les développeurs de projet. Il suffit de regarder la dynamique immobilière qui s’est engagée sur l’ancien site des Grands Voisins pour s’en convaincre.

Comment sont sélectionnés les artistes qui prennent part à ces projets ? Y-a-t-il par exemple un critère de lien avec le territoire ?

Dans notre méthodologie, il y a une phase diagnostic, une phase conception et une phase mise en œuvre. Dans la deuxième phase de conception, nous définissons les objectifs à partir du contexte territorial et des envies de notre client, comme par exemple la volonté de rayonner ou de faire travailler les acteurs locaux. Pour comprendre les différentes modalités, prenons deux exemples.

Le premier exemple, ce sont les appels à création que nous avons lancés pour la SOLIDEO dans le cadre de l’aménagement du village olympique de Paris 2024. Les artistes peuvent répondre et sont jugés par un jury constitué de plusieurs acteurs en plus du client : Plaine Commune, la ville de Saint-Denis, la ville de Saint-Ouen, etc. On fait ensuite toute une analyse des candidatures et des offres. Dans ce cas-là, on n’a mis aucun quota en place, tout artiste peut répondre à l’appel.

Autre exemple, celui de la citadelle d’Ajaccio, avec une démarche bien plus simple. Avec la SPL Amaterra, nous avons lancé des appels à création pour une résidence de photographie, une de création plastique et ensuite pour un événement. Puis, nous avons associé au jury les parties prenantes comme la DRAC, la ville et la SPL, mais aussi des personnes qualifiées qui s’occupent du suivi de l’artiste, c’est-à-dire une direction artistique ad hoc. Dans ce projet, il y a une ambition : à la fois celle de mettre en avant les talents corses, mais aussi d’apporter des regards extérieurs et même internationaux sur le site.

La Richesse Nue, Citadelle d’Ajaccio ©Céline Clanet

La Richesse Nue, Citadelle d’Ajaccio ©Céline Clanet

Dans le cas de POUSH, il s’agit d’un projet porté par Manifesto, donc nous assurons nous-mêmes la direction artistique. Une partie des artistes a directement été invitée par Yvannoé Kruger, le directeur artistique puis nous avons lancé des appels à candidatures dans un second temps.

Qu’en est-il des liens avec le territoire, de l’ouverture sur le quartier de ces espaces ? On pense par exemple au Centquatre qui est régulièrement présenté comme le modèle en la matière.

On essaie de nouer des partenariats avec les villes, mais nous sommes confrontés à un décalage : dans les projets d’urbanisme temporaire, le temps de présence sur place est très court alors que le temps de mise en place du partenariat est très long. On ouvre un lieu, puis on le ferme. Pour le public c’est peu évident, ça ne permet pas un réel ancrage même si on monte des actions avec des écoles par exemple. Le risque, c’est de rester dans des projets anecdotiques. Il suffit de voir un musée qui ouvre : ce n’est pas en un ou deux ans qu’on a une vraie fréquentation, une vraie clientèle, un réel ancrage territorial. Le Centquatre a eu besoin de temps pour installer la dynamique de quartier que l’on voit aujourd’hui.

 Malgré tout, nous parvenons à monter quelques partenariats, comme avec le département de la Seine-Saint-Denis lorsque nous étions à l’Orfèvrerie. Des enfants de quatre classes de collèges différents sont venus à des moments différents avec une archéologue pendant un an. Ils ont travaillé sur l’archéologie du contemporain, sur la découverte des traces de la production industrielle du XIXème siècle dans l’usine elle-même. Et ce partenariat a irrigué toute la programmation de l’exposition finale de notre occupation, avec tous les artistes qui se sont inspirés de la démarche, notamment en utilisant des matériaux récupérés dans l’usine ou près du canal de Saint-Denis. On se rend compte que certains territoires sont plus réceptifs que d’autres à ce type de démarche.

Exposition « Cette Histoire qu’on découvre en creusant la terre »

Visionnage de la vidéo de l’exposition en cliquant juste ici

Source : Nano Ville

Un partenariat un peu similaire a été noué dans le cadre du projet “Génération” qui concerne un nouveau bâtiment construit par Sogelym Dixence en Plaine Saint-Denis. Notre agence les accompagne sur la réalisation d’une œuvre d’art par Paul Créange qui sera intégrée au bâtiment. Un programme de quatre ateliers photos a été conçu avec une école élémentaire de la ville, d’abord dans l’atelier de Paul Créange, puis en balade pour prendre des images eux-mêmes qui sont aujourd’hui intégrées à l’œuvre.

La citadelle d’Ajaccio est sûrement un des meilleurs exemples puisque l’objectif principal était justement d’ouvrir un lieu resté fermé pendant 500 ans. Ouverte depuis le 5 juillet 2021, elle est devenue un quartier de la ville à part entière. Une installation photo a été réalisée avec l’artiste Céline Clanet dans les interstices de la citadelle, le collectif Parenthèse conçoit une œuvre participative avec les enfants et les habitants du lieu.

Pour finir, avez-vous l’impression que l’intérêt porté à la dimension culturelle des projets urbains augmente ces dernières années, notamment dans les formations universitaires ?

Une partie est effectivement liée à “l’ère du temps”, c’est une thématique difficile à ignorer dans l’urbanisme contemporain. Personnellement, je n’avais pas du tout abordé ces questions pendant mon master d’urbanisme, et c’était il y a seulement cinq ans. C’est une très bonne chose que ce soit aujourd’hui intégré, mais le plus important reste de comprendre qui sont les différents acteurs et leurs rôles dans la fabrique urbaine.

J’enseigne moi-même à Paris 8, et c’est une vraie richesse d’avoir ce lien entre Manifesto et l’université. Je pense qu’on devrait intégrer davantage les étudiantes et les étudiants dans des projets plus concrets. La difficulté tient aux temporalités très différentes entre le monde académique et le monde professionnel, mais mon objectif est de développer ces liens dans les années à venir.

LDV Studio Urbain
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