L’ouïe, un sens urbain à conquérir ?
Souvent décrites comme trop bruyantes, les sonorités de la ville sont pourtant une source inépuisable de rêverie pour qui sait les écouter. C’est le parti-pris du Collectif Ars Nomadis, qui, à partir de ces sons, crée des œuvres artistiques participatives qui viennent par la suite animer l’espace public. Mais plus que la création d’une œuvre, c’est tout un ensemble de procédés, d’héritage, d’esthétique que le collectif cherche à questionner par le travail sonore.
Fondé en 2016, le collectif Ars Nomadis crée depuis son tout premier projet dans le quartier du Blosne à Rennes des œuvres collectives sonores qui réinterrogent les rapports de tous à l’espace urbain. Aujourd’hui, l’association regroupe 5 personnes, Antoine Beaufort fondateur et directeur artistique, Laure Chatrefou réalisatrice sonore, Anne Lalaire chargée de production, Antoine Pinçon ingénieur son et Alexandre Rubin compositeur, et continue ses résidences in situ pour animer l’espace public par le son.
Rencontre avec Antoine Beaufort, fondateur et membre du collectif Ars Nomadis.
Lors de la création du collectif Ars Nomadis, le choix sonore s’est imposé comme un médium de création artistique dans votre travail. A quoi cela est-il dû ? Comment les créations sonores répondent aux ambitions que vous portez ?
« Le choix de la création sonore est apparu comme une évidence pour moi. Cela est certainement dû à ma formation de violoniste, mais également au rapport que j’ai eu avec la musique et le son tout au long de ma vie. Ils ont été les vecteurs de rencontres et de découvertes qui m’ont inspiré et qui m’ont donné l’envie de fonder le collectif ».
Ce qui est intéressant avec le son, c’est que c’est un média qui permet de provoquer une rencontre dénuée de tout préjugé. Dans un monde très visuel, on a souvent l’impression que la réalité se réduit au monde que l’on perçoit,. Lorsque nous réalisons des portraits sonores d’habitants, sans images, on remarque que bien souvent le public est plus ouvert et plus tolérant. Cela a été le cas pour le projet Les Chants du Blosne, dans le quartier des grands ensembles du Blosne à Rennes, où nous avons enregistré, entre autres, une vingtaine de portraits sonores d’habitants qui a permis d’illustrer la richesse immatérielle de ce quartier, loin des préjugés habituels qui lui sont attribués. Ce projet fondateur, qui s’est déroulé sur trois ans, a permis de créer une promenade au sein du quartier ponctuée de bornes où il est possible d’écouter les créations sonores, et ainsi d’attirer des personnes variées et de faire rencontrer des gens qui ne l’auraient pas fait autrement.
Comme pour les chants du Blosne, la quasi-totalité de vos créations sonores a une relation étroite avec l’espace public. Pourquoi, selon vous, est-il propice à la création artistique ?
« L’espace public est un espace des possibles. On peut se l’approprier, se le réapproprier, rencontrer et aller à la rencontre des habitants, ses potentiels sont presque illimités. Cette volonté de mettre l’espace public au cœur de notre démarche est née suite à mes expériences passées : j’ai toujours aimé travailler dans des « fabriques artistiques », des théâtres, des lieux de liberté où l’on peut inventer de nouvelles esthétiques. Mais la difficulté avec ces lieux clos est d’amener des publics variés, les lieux culturels restent malgré tout inaccessibles pour beaucoup. L’idéal avec l’espace public c’est qu’il est très propice à la rencontre mais également au déploiement de nouvelles formes de création ».
L’une des ambitions majeures de vos créations sonores est de favoriser le lien social. Comment réussissent-elles à favoriser la rencontre entre des personnes aux profils différents ?
« Il est vrai que dans chacune de nos productions, nous cherchons à provoquer la rencontre entre des personnes de différentes cultures, différents métiers ou encore croyances. Cela est important pour nous parce que nous sommes convaincus que l’expérience de l’altérité amène chacun à sortir plus grandi et plus ouvert sur le monde. Comme je le dis souvent, l’art est un mobile de l’échange.
Actuellement, nous démarrons un nouveau projet, « Building », qui illustre très bien cette recherche de la rencontre. En collaboration avec l’Orchestre National de Bretagne, nous allons enregistrer la matière sonore des chantiers de la ZAC Baud-Chardonnet à Rennes pour créer collectivement une symphonie. Ce nouveau quartier accueillera demain 5 000 habitants. Notre intention est d’aller à la rencontre des personnes qui travaillent sur le chantier et de faire entendre différemment, aux 2 000 habitants qui y résident déjà, les bruits qui émanent du chantier, souvent perçus comme des nuisances sonores. L’idée est également de permettre à des personnes qui se croisent tous les jours mais qui ne se rencontrent pas, les habitants et le monde du bâtiment, d’échanger. Avec cette création, nous souhaitons donner à entendre qui sont ces travailleurs, quels sont leurs rapports avec leurs instruments de travail et quelles sonorités et musicalités ils créent. Grâce au travail des compositeurs Alexandre Rubin et Fabrizio Rat, ces sonorités enregistrées créerons une œuvre électro-acoustique unique qui sera interprétée au final par les musiciens de l’orchestre symphonique de Bretagne, avec le concours des ouvriers du chantier ».
« Ce qui est également intéressant, en plus de la symphonie, c’est ce que cette création va provoquer. Nous allons raconter la vie de ce quartier en construction à travers des podcasts, un travail d’exposition photographique des ouvriers du chantier, mais aussi des temps forts de rencontre, de convivialité, de festivité… On participe ainsi à créer un nouvel imaginaire pour ce quartier en devenir ».
Aujourd’hui, vous êtes de plus en plus sollicité dans le cadre de projet urbain, pensez-vous que le processus de création artistique peut être un élément clé pour la fabrique urbaine ?
« Nos œuvres cherchent à provoquer la rencontre, à prendre le temps d’observer l’environnement dans lequel on vit, à interpeller, à faire un pas de côté. L’espace public est avant tout un espace politique, qui nous semble de plus en plus contraint, de plus en plus réglementé, privatisé par des commerces, normé par un type de mobilier identique. Notre action artistique vise aussi à préserver des espaces libres, appropriables, qui puissent être investis par toutes et tous. C’est pour cela que nous participons pleinement à la fabrique de la ville. Notre travail est au cœur de nombreux enjeux contemporains, notamment dans l’appropriation citoyenne des processus de co-construction et de maîtrise d’usage. L’art a cette capacité à faire rêver, à créer des objets inédits qui interpellent, y compris pour la fabrique urbaine, et c’est pour cela que nos créations suscitent l’intérêt à la fois des habitants mais aussi des professionnels ».