LilÔ – Des fleurs pour soigner le sol
Deuxième volet de notre tour d’horizon des initiatives d’agriculture urbaine en Île de France, nous visitons aujourd’hui la friche Lil’Ô sur l’Île Saint-Denis. Dans cette friche industrielle polluée, l’association Halage tente de donner une seconde vie à la terre en faisant pousser des fleurs.
La verrue
L’arrivée sur Lil’Ô n’a rien de très spectaculaire, au contraire. Une entrée technique caillouteuse où circulent de petits engins de chantier, du bitume fatigué, des herbes sauvages, des sacs de gravats… Au premier abord, on pense à un terrain vague. Un sanctuaire oublié où des enfants viendraient s’aventurer, rêver, s’esquinter les genoux et se salir les mains. Et on n’aurait pas complètement tort. Depuis 2018, l’association Halage joue aux apprentis sorciers dans cette friche industrielle. Les mains dans la terre, elle laisse galoper ses rêves de nature sauvage.
Ce n’est pourtant pas gagné. Ce bout de l’île Saint-Denis – long serpent pris entre deux bras de la Seine – est constitué des remblais de différents chantiers parisiens, des travaux haussmanniens au périphérique. Il est ensuite exploité par l’entreprise de BTP Colas. C’est une terre artificialisée, polluée et a priori stérile. Chargé de projet pour Halage, Antoine CANTALOUP ne s’y méprend pas, le site est « une verrue dans une zone Natura 2000 ». En effet, toute cette partie de l’île est protégée, entre le parc départemental et une zone dédiée aux oiseaux fermée au public.
Démonstrateur de reconquête
Fruit de plusieurs années de réflexion avec le département, Halage signe une convention d’occupation gratuite jusqu’en 2028. Dans ce paysage sinistré, l’idée est de mettre en place un démonstrateur de reconquête de la biodiversité. Autrement dit, de transformer cette friche industrielle en un territoire vivant et créer une continuité avec le parc.
Spécialisée dans l’insertion professionnelle par les chantiers d’espaces verts, l’association trouve dans la parcelle de 3,6 hectares un terrain de jeu et d’expérimentation idéal, dans un département marqué par un fort taux de chômage et une faible valorisation de ses zones urbaines. Ce jour-là, une petite dizaine de personnes est venue pour visiter le lieu. Une association de chant de l’Île Saint-Denis, un élu municipal, la représentante d’un nouveau bar associatif dans le centre-ville… Comme un éclaireur, Antoine CANTALOUP guide le petit groupe dans ce faux désert. Pour les novices que nous sommes, le terrain n’a pas de forme, ni de sens, il n’est pas encore domestiqué. Et pourtant, chaque mauvaise herbe raconte une reconquête, une victoire de la nature sur le sol stérile. Chaque recoin recèle un écosystème en train de se régénérer : la butte de déblais, la vieille souche, le front de Seine ou même les fissures du béton. L’année dernière, 200 personnes ont participé à une opération de création d’un bosquet forestier. Sur une petite surface, le bitume a été arraché, le sol amendé et 3000 arbres ont été plantés.
Le parfum du réséda
Marion, la responsable de culture vient vers nous, sécateur à la ceinture et sourire aux lèvres : « J’ai trouvé un réséda sauvage sur la butte ! ». Un exploit quand on sait que celle-ci est principalement composée de gravats. Marion nous présente la plante qu’elle a soigneusement déracinée pour la replanter là où elle pourra mieux la surveiller et la multiplier. L’association a décidé de ne pas intervenir pour favoriser le retour de la nature sur le terril. Elle laisse le temps et les pollens faire leur ouvrage. Alors que les visiteurs se succèdent pour renifler le parfum du réséda, un chaton sort sa tête de la poche du tablier de Marion. Avec la flore, la faune aussi reprend peu à peu ses droits. Au-delà de la régénération écologique, Lil’Ô s’organise essentiellement autour de trois activités. La plus aboutie est le compostage, assurée sur place par les Alchimistes. L’entreprise collecte les déchets alimentaires auprès de restaurants, qu’elle transforme ensuite en compost grâce à une machine qu’elle a développée et qui fonctionne comme un intestin géant. La filière est rodée, à pleine puissance ce sont 2 tonnes de déchets qui arrivent sur le site par jour.
Dé-spécialiser les métiers
La seconde activité, plus balbutiante, est la production de fleurs. L’histoire raconte que l’association prévoyait du maraîchage sur le site, mais qu’en découvrant l’état de dégradation et de pollution des sols, elle s’est vu obligée d’y renoncer. Par chance, Rustam Tsarukyan, un salarié en insertion arménien à Lil’Ô avait fait de l’horticulture dans son pays d’origine. Il plante alors les premiers œillets qui – une fois testés – permettent de déterminer si les fleurs absorbent les métaux lourds dans le sol et présentent un risque sanitaire. Il pose ainsi les bases de la future et première exploitation de fleurs Made in Seine Saint-Denis. Simon BICHET, coordinateur du projet Lil’Ô nous détaille l’approche d’insertion de l’association. « L’idée d’Halage est de dire qu’on met en valeur les savoirs des personnes, on crée de nouveaux métiers dé-spécialisés qui correspondent à des besoins de la ville de demain, avec un cœur de métier autour des espaces verts. » Face à la multiplication de métiers répétitifs et peu valorisants, l’idée est d’augmenter les métiers : qu’un collecteur de déchets puisse faire aussi du compostage, ou de l’animation pour présenter son travail au public. L’association se targue d’ailleurs d’un taux de sortie en emploi de 100%. Premier horticulteur du Grand Paris, Halage est aussi fière de briser le circuit traditionnel de commercialisation des fleurs coupées. C’est ce qu’on appelle le « slow flower ». En effet, aujourd’hui 85% de celles-ci sont importées (Kenya, Équateur) et transitent par les Pays-Bas, où a lieu le plus grand marché aux fleurs du monde. En distribuant directement à des fleuristes franciliens, Halage limite son impact carbone et assure la traçabilité de ses produits qui poussent sans pesticides. Si l’association a été un des rares fournisseurs de fleurs pour Paris pendant le Covid, leur modèle d’affaires est jeune et reste à consolider.
Protocole et technosols
Dernière activité enfin, la plus innovante, celle de « faiseur de terre ». Sur son sol lourdement pollué, Halage participe à une étude pour comprendre le fonctionnement des sols artificialisés, en partenariat avec deux collectivités, trois laboratoires de recherche et cinq associations. Un protocole scientifique permet de comparer l’évolution du sol selon sa composition et les conditions d’entretien. Les conclusions de l’étude permettront de mieux connaître les technosols (dont nous vous parlions ici) et de recréer des sols fertiles à partir de déchets urbains.
Si Halage organise quelques événements cet été, le site n’est pas encore adapté pour accueillir du public régulièrement. La vaste guinguette en construction augure pourtant des moments festifs. Au rythme des aménagements, mais surtout de la nature et des saisons, c’est tout le site qui va trouver un visage. Un exercice de patience et d’humilité.
Pour finir la visite, Antoine CANTALOUP nous emmène sur le quai de Seine qui borde la friche. La rive qui n’a pas été exploitée est verte et luxuriante, à l’abri des bruits et de l’activité humaine. C’est le chemin qui servait à l’époque à tracter les péniches grâce à des chevaux depuis la rive, on parle justement d’un “chemin de halage”. Au fil des reflets dans l’eau, la marche est silencieuse et paisible. Chacun se recueille et imagine à quoi pourrait ressembler l’avenir de Lil’Ô.