« L’espace public, il faut le fabriquer et le stimuler » (2/2)

9 Déc 2014

Interview d’Alain Bourdin, sociologue et urbaniste, auteur du livre Métapolis revisitée (L’Aube, 2014), consacré aux mutations des métropoles mondiales.

Rue commerçante - Hong Kong ; Copyright : Gelo71 / Wikimedia

Une rue commerçante de Hong Kong, « ville des flux par excellence » selon Alain Bourdin ; Copyright : Gelo71 / Wikimedia

Vous citez la ville nigériane de Lagos comme étant une version extrême et chaotique de Métapolis. Faut-il en conclure que les grandes métropoles sont ingouvernables ?

Métapolis est un territoire mouvant parce que les flux y sont considérables, qu’il s’agisse des marchandises, des informations ou des personnes. Hong Kong est la ville des flux par excellence : les frontières se redéfinissent sans arrêt, avec des espaces très composites. D’ailleurs, on ne mesure pas très bien l’ampleur de ces flux, on a tendance à les sous-estimer. Ces villes de flux sont effectivement des sociétés « faiblement gouvernables » : les citoyens y acceptent difficilement qu’on décide à leur place, ils cherchent à savoir s’ils sont d’accord ou pas avec les décideurs. Du coup, il faut se poser la bonne question : qu’est-ce qu’on veut gouverner exactement ? Car le vrai problème, c’est la régulation. Et je ne suis pas sûr qu’une gouvernance hyper cohérente soit la meilleure solution. On a plutôt besoin d’une diversité d’instruments et de pôles de décision, avec une gouvernance en surplomb sur les questions les plus stratégiques. Aujourd’hui, par exemple, le débat porte sur l’identité des intercommunalités du Grand Paris. Nous avons besoin d’intercommunalités fortes, ayant le statut de métropole, mais avec une forte délégation pour toutes les questions portant sur la vie quotidienne. La grande intercommunalité ne doit jouer le rôle d’arbitre que sur les questions stratégiques.

La révolution numérique est une clef importante pour comprendre l’évolution de Métapolis. La technologie a-t-elle entraîné la montée en puissance du citoyen dans l’espace urbain ?

La citoyenneté métropolitaine, c’est une abstraction. Il ne faut pas se faire d’illusions : elle n’existe que si on fabrique de la symbolique. Ce qui est certain, c’est que nous prenons conscience aujourd’hui de la montée en puissance de ceux que j’appelle les « tiers-acteurs » de la ville, c’est-à-dire les simples citoyens passionnés, engagés dans l’associatif et porteurs de projets, qui atteignent dans leur domaine des niveaux de compétence fantastiques. Je vais vous donner un bon exemple de cette montée en puissance. Il y a quelques mois, un grand organisme de planification de la région parisienne voulait recenser tous les cours d’eau d’une partie du territoire d’Ile-de-France. Ils ont trouvé leur bonheur non pas dans un registre des services officiels mais sur un site web tenu par un type mordu de ce sujet. La question, aujourd’hui, c’est donc : comment fait-on la ville avec ces « tiers-acteurs » hyper compétents ?

Dans le livre, vous plaidez pour une meilleure association des citoyens aux processus de décision. Vous dites qu’il faut passer « de la concertation à la coalition ». Est-ce une façon de dire que la démocratie participative est une illusion ?

Chaque fois que j’accepte de participer à un projet d’urbanisme, je commence par poser des questions simples : avez-vous pensé aux acteurs culturels présents sur place ? Avez-vous remarqué qu’il y a trois groupes scolaires sur la zone que vous souhaitez aménager ? Qu’avez-vous prévu pour les entrepreneurs ? Des questions évidentes, mais que les acteurs de la ville ne se posent pas toujours… Or, fabriquer des coalitions d’acteurs commence par là. Après, sur la question des dispositifs participatifs, il faut bien savoir ce qu’on en attend exactement. En France, par exemple, on crée souvent des dispositifs qui singent les processus de décision, on demande leur avis aux citoyens. Je pense que ce sont plutôt les dispositifs qui font remonter de l’information qui sont les plus productifs. Vous savez, je dis souvent pour plaisanter : « Le dispositif participatif, c’est idéal pour une petite ville nordique de 50 000 habitants et de culture protestante. » C’est une manière de dire que cela fonctionne très bien dans des sociétés homogènes et habituées à l’argumentation et à la délibération. En revanche, mettre en place un dispositif participatif dans un contexte métapolitain composite, c’est beaucoup plus compliqué. Mon collègue Michel Rochefort, spécialiste de l’Amérique latine, rappelait souvent que le fameux budget participatif de Porto Alegre n’a pas permis à tous les habitants de participer au processus de décision. Ça a permis à une frange de la classe moyenne qui était exclue de certaines décisions locales d’avoir son mot à dire, et c’est déjà pas mal. Attention donc : il ne faut pas survaloriser le potentiel des dispositifs participatifs.

Vous dites également que le niveau de « programmation urbaine » est très faible aujourd’hui. Qu’entendez-vous par là ?

Dans les années 1960, au temps des « Villes nouvelles », on utilisait en France le système dit de la « grille Dupont » : on aménageait la ville selon des ratios basés sur les travaux de sociologues. Il fallait une école pour tant d’habitants, etc. Bon, on vivait à une époque où tout le monde voulait son frigo et sa voiture 4 chevaux. Les modes de vie et les pratiques sociales étaient très homogènes. Aujourd’hui, dans la ville des flux, c’est différent et on est très mauvais pour mesurer l’usage de la ville. Le problème, c’est ce divorce entre les sciences humaines et le travail de programmation. Aujourd’hui, les meilleurs « programmistes » sont capables de planifier l’aménagement d’objets urbains sophistiqués comme un parc zoologique, un jardin botanique ou un centre culturel sans murs. C’est très bien, mais on manque cruellement de savoirs pour fabriquer de la « ville ordinaire ».

Vous consacrez un chapitre du livre à la question de la densité urbaine en appelant à la fin de la pensée unique sur le sujet. Avez-vous le sentiment de prêcher dans le désert ?

Le discours actuel sur les vertus de la ville dense est un peu effrayant. Il y a cette pensée qu’il convient d’avoir pour éviter de réfléchir plus loin. C’est horripilant ! La ville dense n’a pas que des qualités, elle peut aussi être invivable. Il faut plutôt se demander quelle ville dense on veut faire, et aussi comment on peut également optimiser la ville étalée. Tout ça, ça se travaille… L’autre jour, à la radio, quelqu’un présentait Jeremy Rifkin comme un ardent défenseur de la ville dense. C’est une drôle de lecture de ses écrits car sa proposition de fabrication de petites unités de production énergétique à une échelle individuelle me paraît correspondre plutôt au modèle de la ville étalée…

Comment imaginez-vous l’évolution de Métapolis au cours des prochaines décennies ?

Déjà, la situation sera différente selon les régions du monde. Car s’il y a un bien un modèle commun pour Métapolis, il existe aussi des variations importantes d’une ville à l’autre : il faut bien distinguer les métropoles de flux – le modèle Hong Kong – des territoires urbains plus enracinés, comme les métropoles rhénanes. Après, je crois sincèrement que le destin de Métapolis est lié à celui de la classe moyenne diplômée : la réussite économique jouera un rôle essentiel dans l’évolution positive des grandes métropoles. Dans le cas de Paris, je suis persuadé que la ville doit fonctionner de façon un peu moins intégrée. Les territoires fonctionnent selon des logiques différentes et on ne pourra pas jouer la carte de l’homogénéisation. Il faut plutôt réfléchir aux meilleurs moyens de gérer la diversité. Enfin, il faut bien noter que Métapolis sera de plus en plus constituée à l’avenir de territoires urbains amalgamés et difficiles à définir. Nous aurons des grandes régions urbaines composites suivant le modèle de Sao Paulo. Et la diversité culturelle jouera un rôle essentiel dans la Métapolis de demain. Les villes les plus dynamiques sont d’ailleurs déjà caractérisées par cette dynamique de circulation et de diversité des populations. Comme disait récemment dans une conférence un responsable indien de l’entreprise Cisco, qui vit à Bangalore et possède un bureau à Londres : « L’Europe ne s’en tirera économiquement que si elle reçoit massivement des immigrés… »

Lire la 1ère partie de l’article : « L’espace public, il faut le fabriquer et le stimuler » (1/2)

Usbek & Rica
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