Les vertus de la ville sensible

20 Mai 2021 | Lecture 4 minutes

Longtemps invoqués pour dénoncer toutes sortes de nuisances, les sens ont rarement trouvé un terrain stimulant pour se développer en ville. Pourtant, à la faveur de travaux de recherches sur la ville sensible, une autre manière de penser l’urbanisme se diffuse peu à peu, entre expérience habitante, environnement et démocratie.

Deux salles, deux ambiances

Quand on s’intéresse aux sens dans la ville, on finit toujours par parler de Raymond Murray Schafer. En effet, ce compositeur et écologiste canadien est à l’origine du concept de paysage sonore ou « soundscape » dans les années 1970. Il désigne « ce qui façonne ou compose un paysage d’un point de vue sonore, tant esthétiquement, historiquement et géographiquement que culturellement ». Par cet angle, Schafer analysait les qualités sonores d’un territoire donné et leurs influences sur les habitants. Une double critique apparaissait alors : celle de la primauté de la vue sur les autres sens et celle d’une vision quantitative de la ville. Non seulement les sons ont leur importance, mais ils ne se mesurent pas qu’en indicateurs et en seuils, au-delà desquels ils deviennent des nuisances. Le paysage sonore possède ses propres textures et ses propres couleurs qui font courir l’imaginaire et les souvenirs.

L’approche sensible

Si historiquement, la recherche s’est concentrée autour du son, les caractères olfactifs, tactiles et gustatifs de la ville se sont développés ces dernières années. Puis, de manière plus riche et plus complète que la ville sensorielle, c’est la ville sensible qui s’est peu à peu imposée. « Derrière le terme de sensible, il y a une manière d’être sensible aux choses et d’être affecté par les choses, explique Théa Manola, architecte et urbaniste, chercheure au laboratoire Ambiances Architectures Urbanités, équipe CRESSON. Ça englobe les sensations et les sens mais aussi les questions émotionnelles, les formes de jugement ou de rapport esthétique à l’espace. »
Pour la chercheure, « que ce soit dans la littérature ou les écrits scientifiques, on a tendance à associer les espaces les moins denses à des sensorialités multiples. C’est un reste d’un esprit romantique où la nature est idéalisée. En revanche, on va considérer que les installations humaines dans un territoire vont être de l’ordre du négatif sur les autres pans sensoriels. Ce qui explique les approches plus techniques qui sont orientées sur les luttes contre les nuisances. »

Un puissant outil narratif

« Les approches sensibles ont toujours une forme de pas de côté, un décentrement vis à vis des approches plus ou moins conventionnelles ». En se focalisant sur l’expérience habitante, elles questionnent les normes et les techniques qui font la ville. Du plaisir effervescent d’un marché bruyant et odorant, aux végétaux apaisants d’un parc, en passant par le ronron régulier de la circulation, certains paysages urbains impensés deviennent des richesses. On connaît bien Paris comme la ville Lumière, celle du patrimoine et des musées. C’est une ville propre et ordonnée, resplendissante aux yeux de l’histoire et du monde. La Commune de Paris dont nous fêtons les 150 ans cette année nous raconte une capitale tout en barricades et en coups de canon, à la fois populaire et idéaliste. Récemment, à la faveur de la politique d’Anne Hidalgo, on projette une ville végétale, de forêt et de biodiversité urbaine. Au-delà des mots et de leur véracité, ce sont des récits et des sensibilités qui se déploient. Occupée à mettre en lumière des aspects souvent négligés de l’expérience urbaine, l’approche sensible est « un puissant outil narratif, qui permet au cerveau de construire un cadre spatial, émotionnel et relationnel ».

Penser comme un abribus

Ainsi, de manière plus ou moins prévisible, la ville sensible se retrouve au croisement de problématiques urbaines majeures comme les questions environnementales. À mesure que l’écologie s’efforce de replacer l’humain dans un écosystème, l’approche sensible se révèle être un outil efficace pour dépasser la distinction classique entre l’humain et la nature. À ce
titre, la chercheure souligne la multiplication de publications écologiques qui adoptent une approche sensible.

Dans la lignée du livre Almanach d’un comté des sables, publié en 1949 par le garde forestier américain Aldo Leopold et qui invitait à « penser comme une montagne », la collection Mondes Sauvages d’Actes Sud nous invite à Penser comme un Iceberg, à Habiter en oiseau ou à Être un chêne. En déplaçant la subjectivité du récit vers un animal, un végétal ou une entité non vivante, en l’investissant d’expériences et d’émotions, le lecteur crée ainsi une empathie pour celui-ci. « Les urgences environnementales nous amènent à intégrer cette sensibilité au coeur des manières de faire » observe Théa Manola.

Aplati ou inachevé ?

« On fait de plus en plus le constat que des situations de paysages créés sont uniformisées. Il y a un côté un peu lissant, voire une forme d’aseptisation de l’espace. Comme si on réduisait les capacités sensorielles, on aplatissait tout pour que ce soit le plus fluide possible » regrette la chercheure. Les raisons s’entremêlent, entre certaines volontés politiques, les normes de tous types, ou l’industrialisation de la fabrique de la ville qui propose le même mobilier urbain et les mêmes essences d’arbres dans toute l’Europe.

Pourtant, « plus les espaces sont multiples, plus on va retrouver des pratiques, des formes d’usages et d’appropriation multiples. » Pour Théa Manola, il y a un enjeu démocratique évident à cela. Mais en bonne chercheure, Théa Manola n’a pas de recette magique à donner. « Tout doit être différent ? D’où ? Et pourquoi ? On peut très vite retomber dans quelque chose de normatif. » Elle suggère cependant une chose : « que l’on arrive à penser nos espaces de manière non définitive. Comme le font les paysagistes, on crée des espaces non-finis, on installe des possibilités mais on ne sait pas ce qu’elles deviendront. »

Usbek & Rica
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