Les skateurs, gentrifieurs ou gentrifiés ?
Qui eut cru que les planches à roulettes étaient synonymes d’apaisement et de vivre ensemble ? Longtemps vus comme des délinquants peu soucieux de la quiété et du mobilier urbains, les skateurs sembleraient être à l’origine de nombreux bienfaits à l’échelle d’un quartier. Différentes études démontrent en effet l’impact de leur présence sur la mixité sociale, la sécurité ou même l’économie. À tel point que certains projets immobiliers utilisent volontairement les skateurs comme un bon coup de balais sur des espaces déshérités. Skateurs, avant-garde de la gentrification ou aménageurs de vivre ensemble ?
Cardboard City
« À l’époque il n’y avait pas de magasin ici, ce n’était pas une artère comme aujourd’hui. C’était un grand espace ouvert, c’était « Cardboard City« . Les skateurs ont nettoyé la zone ». Interrogé par le Guardian, Henry Edward-Woods est le porte-parole de la campagne Long Live Southbank qui organise la réhabilitation d’un lieu historique du skate à Londres. Aménagé dans les années 60 sur la rive sud de la Tamise, cet espace couvert à l’architecture brutaliste devient progressivement un lieu cardinal de la scène du skate londonien. « C’est ce que fait le skate, poursuit Edward-Woods, il comble les fissures laissées par le développement capitaliste. Comme un champignon ou une mousse, il pousse dans les coins où personne ne veut aller. » Mais dès les années 90, l’espace des skateurs est progressivement rogné et barricadé, en particulier en 2004 et 2005.
Des yeux sur la rue
Auteur de plusieurs études sur le skate et l’espace public, Ocean Howell analyse le phénomène dans un article de 2005. Pour lui, les skateurs sont des « troupes de choc de la gentrification ». En mettant des yeux là où il n’y en a pas, ils éloignent d’éventuelles activités illégales (trafic de drogues, prostitution…) qui préfèrent l’anonymat. Howell explique comment Love Park, une place publique à Philadelphie, était considéré comme abandonné et dangereux jusqu’à l’arrivée des skateurs dans les années 90. « Une fois que c’est sûr pour des jeunes skateurs, c’est sûr pour des hommes qui sortent du travail, puis pour des femmes qui sortent du travail etc. ». Sauf qu’à Love Park, comme à Southbank, les skateurs ont fini par être indésirables.
Un Panthéon privé ?
Ces deux exemples sont assez typiques du traitement réservé aux lieux emblématiques du skate des années 90. Comme Southbank, le Love Park faisait partie du panthéon du skate, jusqu’à la décision d’un réaménagement et de l’éviction des skateurs. Le skateboard fait en effet partie de ces cultures alternatives que la société accepte de manière un peu schizophrène. Célébrée par la publicité et les tournois sportifs internationaux, la pratique pâtit encore d’une mauvaise image auprès des décideurs. C’est particulièrement vrai aux États-Unis où les skateurs sont souvent vus comme des délinquants qui empiètent sur la sacro-sainte propriété privée. Pourtant il s’agit bien de lieux publics.
Policiers en longboards
Première inédite, le festival Pushing Boarders, organisait en juin dernier plusieurs débats sur l’impact social du skate à travers le monde. La skateuse professionnelle Alexis Sablone s’y remémorait sa jeunesse au Love Park. Une expédition s’était terminée en course poursuite avec des policiers en civil équipés de longboards. Une méthode d’infiltration plutôt rocambolesque qui atteste de la forte volonté de chasser les skateurs d’un lieu auquel ils ont pourtant donné vie. À San Francisco, les bancs de la promenade de l’Embarcadero ont été munis de skate-stoppers. Ces petits dispositifs en métal permettent d’entraver le parcours des skateurs sans gêner les autres utilisateurs.
Coup de balais
Pour Ocean Howell, il s’agit d’une privatisation de l’espace public. « En fait, la même chose leur arrive à eux. Une fois débarrassé de l’échelon le plus bas, les drogués, on passe au suivant, les skateurs. Ensuite la foule aux frappuccinos peut arriver. » Éclaireurs de la gentrification, les skateurs en deviennent donc les victimes, au profit d’un public au meilleur pouvoir d’achat. Howell va plus loin encore, il observe que les skateurs sont utilisés lors de phases préliminaires de certains projets immobiliers afin de réactiver des espaces déshérités. « Ça booste la valeur du foncier, et c’est un outil dans la boîte à outils des urbanistes aux États-Unis », assène-t-il dans une interview à Free Skateboard magazine. « Concrètement, les skateurs peuvent être instrumentalisés pour passer un coup de balais ».
Rôle social
Lors du débat sur la ville inclusive à Pushing Boarders, les intervenants (dont Ocean Howell) ont encouragé la communauté des skateurs à ne pas ignorer leur rôle social. En prenant exemple sur la campagne Long Live Southbank, ou sur la politique municipale de la ville de Malmö en Suède, ils ont mis en lumière les réussites du dialogue entre skateurs, propriétaires et autorités. En effet la campagne Long Live Southbank est un précédent dans l’histoire du skate. Menée par des jeunes skateurs d’une vingtaine d’années, elle a permis de rassembler un peu moins d’un million de livres sterling pour ré-ouvrir le lieu, menacé par un projet commercial. Et ce, en plein cœur de Londres.
Le coordinateur du skate
À Malmö, ville parmi les plus multiculturelles de Suède, la mairie soutient depuis une vingtaine d’année l’activité du skate. Depuis quatre ans, elle a même créé un poste de « Skateboarding Coordinator », assuré aujourd’hui par Gustav Eden. Ce dernier résume : « mon job est d’utiliser l’argent du contribuable pour faire grandir la scène du skate et promouvoir la ville de Malmö ». Une approche unique au monde dont les retombées sont multiples. Dans les quartiers défavorisés, volontiers décrits comme des « no-go zones » par les médias, les skateparks jouent le rôle de vecteurs d’intégration sociale. Toutes les origines, toutes les générations et tous les niveaux s’y retrouvent. Notamment dans le quartier de Kroksbäck où, grâce à un partenariat avec la marque Vans, la ville s’est dotée en 2016 d’un skatepark permettant d’accueillir les championnats du monde. « Nous avons insisté pour avoir une compétition féminine, ajoute Gustav Eden, parce que dans tous les événements que l’on organise, nous faisons participer les femmes autant que possible. Ça n’a tout simplement pas de sens que les femmes pratiquent moins le skate que les hommes. »
Dans les ruines des Jeux Olympiques
De la même manière, mais cette fois dans l’absence de tout soutien politique, la skateuse Daphne Greca décrit le skate comme un refuge et un ciment social pour les Grecs. Dans les ruines dystopiques des Jeux Olympiques de 2004 et de la crise économique, elle explique comment une génération s’est retrouvée et s’est émancipée autour du skate. « Il y a plus de femmes qui pratiquent à Athènes que dans toutes les autres villes où j’ai été », et « c’est incroyable que Skateism, le seul magazine de skate à sensibilité gay et queer vienne d’Athènes, où l’homosexualité est encore vue comme un problème ».
Certes, le skate ne peut se résumer à un mouvement d’émancipation, égalitaire et social. Il se veut aussi rebelle et indifférent. Mais il est « extrêmement efficace pour pointer du doigt la nature discrètement excluante des espaces publics », résume Ocean Howell. « Si les skateurs veulent être considérés, il faut qu’ils considèrent les autres ».