Les Lilongs de Shanghai
Le 30 mai dernier, nous pénétrons au cœur de l’une des plus grandes métropoles au monde : Shanghai, où notre arrivée se fait de nuit. Cette ville impressionne, nous parcourons presque 50km depuis l’aéroport sans quitter la ville, sans quitter l’urbain. Un paysage d’ombres et de lumières qui dessinent les silhouettes brutes des immeubles des quartiers denses que nous traversons.
La ville de Shanghai s’est construite en étant un grand comptoir colonial, l’architecture des rues de ses quartiers les plus anciens en témoigne encore aujourd’hui. Le Bund, construit le long du fleuve Huangpu, est une succession de façades occidentales du XVIIIe et du XIXe. Il servait de port et de vitrine à la ville coloniale: chaque puissance, entreprise ou Etat devait y avoir pignon. Aujourd’hui, une promenade a remplacé les quais bruyants du port. Le Bund fait désormais face à Pudong, le quartier des affaires. Il y a une trentaine d’années, c’était encore un paysage agricole, aujourd’hui le quartier représente une démonstration de force de la puissance économique chinoise. Les tours dominent la ville depuis sa rive Est, les plus récentes sont parmi les plus hautes du monde. La modification de ce paysage est le principal théâtre illustrant la politique urbaine, et les stratégies de densification de la ville.
Shanghai est une ville qui continue à croître, elle est le miroir d’une Chine devenue l’une des premières puissances mondiales. Tout comme son développement économique, ses villes se sont développées de manière exponentielle. Une économie forte et puissante, une population qui continue à augmenter, Shanghai grandit, et doit trouver les logements pour ses habitants. Fini l’urbanisme à l’horizontal, place aux verticales urbaines, un processus de densification à grande échelle est en marche. Il est évident qu’il faille offrir en grand nombre de nouvelles surfaces pour le logement. Shanghai est une ville monde, qui se construit au rythme de ses pulsations effrénées. Elle est une ville qui vit pour et par la foule qu’elle abrite. La ville s’étend, mais en plus se reconstruit sur elle même afin de densifier son centre, certains quartiers de la ville se retrouvent détruits puis remplacés.
Nous rencontrons, Jérémy Cheval, un architecte français installé ici depuis plusieurs années. Il prépare une thèse au sujet des Lilongs, ces quartiers propres au Shanghai romancé du XIXe siècle. Ils sont composés de l’union et de la répétition en quartiers de maisons, appelées ici les Shikumens. Ces derniers sont les habitats shanghaïens construits en série, mais qui préservent certains codes propres à une tradition chinoise. Ils rappellent les maisons ouvrières que l’on trouve en Europe. Sur le même schéma, on trouvait à proximité les manufactures qui embauchaient les habitants de ces Lilongs. Les Shikumens, ce qui littéralement signifie porte de pierre, se constituent depuis une rue intérieure au quartier par une porte donnant sur une cour. La porte est l’emblème de la maison, c’est sur ses flancs que les habitants affichent leurs vœux, et les dictons de saison. A l’intérieur, on observe aujourd’hui une habitation commune à plusieurs familles. La maison, construite principalement en bois, est partagée : chacun a un chez soi, le plus souvent il s’agit d’une pièce, et a le droit d’utiliser les communs. La cuisine est une grande pièce, ou se côtoient les habitants. Chacun d’entre eux a installé sa cuisine, le plus souvent quelques feux de cuisson, et une armoire de rangement. La pièce voisine est celle des éviers, où il y a autant de robinets que d’habitants. Chaque robinet est fermé par un verrou, ils sont tous reliés à des compteurs indépendants les uns des autres.
Au cœur de la ville, dans ces Lilongs, c’est le vivre ensemble qui se remarque le plus. La vie en communauté, où personne n’est seul, et où personne ne pense à oublier qu’il fait partie du quartier. Chacun a trouvé son rôle. En journée, lors de nos promenades dans ces quartiers, nous croisons surtout les anciens, qui se retrouvent tous, pour jouer sur des tables aux dominos et au majong. Il existe ici une vraie vie de quartier, le contraste est fort et saisissant lorsqu’à quelques mètres des tours silencieuses, sans âmes et sans odeurs, construisent le futur de la ville.
Les Lilongs sont aujourd’hui en danger. Ils sont détruits, et les classes populaires qui y habitent sont relogées aux extrémités de la ville dans des tours où s’entassent les habitants. Certains y trouvent leur bonheur, d’autres sont émus lorsque l’on aborde le sujet avec eux. Les Lilongs sont définitivement un des visages de Shanghai, en gommer les traits ferait perdre à la ville une grande partie de son fort caractère. Le patrimoine est aujourd’hui en question à Shanghai ; pour l’instant, cette prise de conscience n’a pour l’instant su reconstruire que des usines à touristes avides d’un patrimoine reconstruit à la manière d’un décor de cinéma.