Les librairies spécialisées, des lieux d’innovation urbaine et sociale ?

Devanture de la librairie © Le Genre Urbain
21 Juin 2022 | Lecture 4 min

Le Genre Urbain à Paris, Archipel à Lyon… Depuis plusieurs années, des librairies spécialisées en architecture, urbanisme et paysage fleurissent dans les grandes villes françaises. Entre vente d’ouvrages spécialisés, mais également accueil de conférences, échanges et tables rondes, la ville se fabrique également dans ces espaces. 

Rencontre avec Xavier Capodano, gérant du Genre Urbain, librairie de quartier, spécialisée sur les questions urbaines.

Bien qu’elle ait connu quelques déménagements, la librairie est historiquement implantée au sein du quartier de Belleville. Situé dans le 20e arrondissement de la ville de Paris, ce quartier conserve encore aujourd’hui, malgré des dynamiques de gentrification non négligeables, une population cosmopolite, une riche animation culturelle et festive et une vie de quartier foisonnante. Belleville est également l’un des lieux d’implantation favori des agences d’architecture et cabinets d’urbanisme, et accueille également l’école nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville.

Toutes ces caractéristiques urbaines et sociologiques faisaient-elles partie du choix d’ancrage du Genre Urbain au sein du quartier ?

“J’ai fait ce choix pour des raisons socio-économiques plutôt simples : je souhaitais travailler à proximité de mon lieu d’habitation. Au début des années 2000, près de 40% des cellules commerciales du quartier étaient vides, pourtant il y avait déjà du mouvement. Étant un Bellevillois de longue date, le lieu d’implantation de la librairie m’a paru évident, je souhaitais limiter mes déplacements afin de faciliter mon quotidien. J’ai finalement appliqué une sorte de régulation entre ma position sociale et spatiale. Un processus qui existe depuis des dizaines d’années, et qui a longtemps été étudié par les sociologues de Chicago, dont Ernest Burgess.

Pour autant, les débuts n’ont pas été pas faciles, les difficultés financières se sont accumulées et le fond urbain n’attirait pas grand monde à l’ouverture de la librairie. C’est au fil des années, de rencontres avec certains auteurs, mais aussi de conseils et d’évolution du lieu spécialisé vers une plus grande ouverture sur le quartier que le Genre Urbain s’est véritablement institutionnalisé et a existé sur la carte. Aujourd’hui, il s’agit d’une librairie de quartier, dotée d’un fond urbain et d’une animation portée par ‘Les causeries urbaines’.”

Causeries urbaines © Le genre urbain

Causeries urbaines © Le Genre Urbain

La librairie accueille effectivement des rencontres, des débats avec les autrices et auteurs d’ouvrages en lien avec la fabrique urbaine, un cycle d’événements réguliers appelés Les causeries urbaines. L’un de ces temps collectifs avait d’ailleurs participé à faire connaître le concept du Genre Urbain, c’était en 2004 lorsque David Mangin venait présenter “La ville franchisée : formes et structures de la ville contemporaine”.

En plus des professionnels venant écouter l’expertise de leurs confrères, diriez-vous que ces sujets intéressent de plus en plus d’habitants et usagers bellevillois, parisiens, et peut-être même franciliens ? Pensez-vous que ces événements peuvent les amener à s’intéresser, à découvrir les enjeux inhérents à l’aménagement de nos villes, et parallèlement, à s’impliquer davantage dans la vie et l’évolution de leur territoire ?

“Naturellement, la majorité des personnes qui assistent aux causeries urbaines est liée au réseau élargi de l’auteur qui présente son ouvrage. Cependant, d’autres personnes ne faisant pas partie du milieu professionnel de la fabrique urbaine, peuvent être amenées à participer aux débats lorsqu’il s’agit de thématiques telles que le logement ou la mobilité, ou encore sur le quartier de Belleville pour la clientèle locale. Des formats plus diversifiés peuvent eux aussi rassembler un plus large public, comme les balades urbaines.

L’objectif de la librairie n’est cependant pas d’impliquer les citoyens dans la vie politique de leur territoire car ils s’y intéressent et y sont d’ores et déjà confrontés. Prenons pour exemple ce mouvement hallucinant qu’a été les gilets jaunes, non politisé mais fédérant des milliers de personnes touchées par des sujets précis du quotidien. Que l’on soit d’accord ou pas avec ces revendications, on ne peut nier l’intelligence collective et le grand intérêt de vie publique que cela a fait émerger. La population a envie et besoin de reprendre le pouvoir sur le débat. Le Genre Urbain, à son échelle, est un moyen de mettre  clairement les choses sur la table, de proposer un lieu ouvert où chacun est invité à débattre sur des thématiques clés.

Bien évidemment, cela reste un commerce dont le défi est de se faire connaître en permanence. Je suis, de fait, attentif à certains mouvements sociaux, pratiques vertueuses qui pourraient intéresser un public plus vaste. Le livre étant, par principe, ségrégant, tout l’enjeu est enfin de créer des interstices, d’élargir le spectre de l’urbain, afin de limiter le plus possible des formes d’entre soi au sein de la librairie.”

Les librairies sont des équipements culturels de proximité faisant partie intégrante de la vie et de l’animation d’un quartier, et de fait, favorisant les rencontres et échanges entre habitants. Le Genre Urbain participe aussi à (re)créer de l’urbanité en s’attardant justement sur cet enjeu que représente l’entre-soi au sein d’une ville, au sein d’un espace privé comme public.

Faire émerger des formes de socialité, est-ce finalement l’une des fonctions clés de votre librairie ?

“S’en est même l’essence, l’ADN, l’identité première. Ancien enseignant-chercheur, ce qui m’animait il y a 20 ans, et qui est à l’initiative du Genre Urbain, était de créer du débat public en dehors des colloques universitaires. Les thématiques urbaines, les recherches, études et politiques liées à la ville et l’aménagement de nos territoires avaient, et ont toujours, des conséquences directes sur nos quotidiens. Il m’a paru, de fait, évident de rendre publics ces sujets et d’en débattre de manière intensive et, surtout, horizontale. Il fallait alors trouver le bon moyen et modèle économique pour permettre l’émergence et la concrétisation de cette idée.

C’est donc avec un peu d’utopie et de naïveté, et beaucoup de détermination qu’est née la librairie spécialisée, qui s’est peu à peu transformée en réelle librairie de quartier. Une fonction qui n’était pas initialement prévue, mais qui me tient très à cœur et dont je suis aujourd’hui convaincu de la nécessité et du pouvoir de socialisation. »

Intérieur de la librairie © Le genre urbain

Intérieur de la librairie © Le Genre Urbain

La fabrique urbaine est nécessairement nourrie par les sciences humaines et sociales, par l’histoire, par la géographie, et la littérature est par conséquent un formidable outil de recherche et de transmission de connaissances, de bonnes pratiques, voire de révélations sur les grands enjeux de notre société. Les librairies spécialisées comme le Genre Urbain pourraient ainsi être considérées comme des lieux d’innovation urbaine et sociale, où chacun a ce pouvoir de réfléchir, débattre, et potentiellement agir.

Est-ce-que, selon vous, la fabrique littéraire peut influencer la fabrique urbaine ?

“Il est certain qu’au fil du temps et de mes lectures, j’ai moi-même appuyé une certaine vision de la ville. Je pense que la ville est à nous, aux citoyens, et qu’il est nécessaire d’opérer des rééquilibrage de l’acteur public vis à vis de l’acteur privé afin que la question sociale devienne la clé d’entrée de toute action territoriale. Pour faire passer ce genre de messages, et, peut-être, influencer la fabrique urbaine, la littérature représente un formidable outil. Les “vedettes” universitaires de l’urbanisme ou de l’architecture réussissent très bien cela et c’est important.

En revanche, il n’y a aucune exclusivité dans Les causeries urbaines. J’ai effectivement une opinion tranchée sur l’état actuel de nos territoires, mais j’invite tout auteur, de toute origine politique, à venir débattre dans la librairie. Mon point de vue personnel est secondaire tant que les travaux sont poussés, que les recherches sont intéressantes et que l’ouvrage relève d’une vraie qualité littéraire. Il s’agit avant tout de stimuler intellectuellement les personnes qui passent la porte !”

Enfin en tant que libraire travaillant au Genre Urbain, en tant que citoyen s’intéressant aux disciplines qui composent la fabrique urbaine, et certainement au cours de vos rencontres avec des expertes et experts présentant leur ouvrage, avez-vous identifié des enjeux spécifiques, des tendances urbaines positives pour l’avenir de nos villes ? D’ailleurs y a-t-il des thématiques que votre lectorat semble préférer? Et vous ?

Les questions liées à l’écologie, la circularité ou la participation citoyenne, sont naturellement les tendances actuelles, et donc les favorites. Mais plus que des thèmes particuliers, il y a une chose à laquelle je tiens, c’est que le lectorat puisse prendre connaissance d’un sujet sous un autre angle. Cela m’est arrivé récemment avec le dernier essai de Bruce Bégout, Obsolescence des ruines, dont le pitch est redoutable : les bâtiments vieillissent actuellement plus rapidement que les individus qui les construisent. Doté d’une vraie pédagogie, l’ouvrage analyse les nouvelles pratiques urbaines et nous plonge dans un changement de paradigme que je conseille à tous de découvrir.

Cela va en réalité au-delà des questions urbaines et architecturales. Pour assurer l’avenir positif et enviable de nos territoires, il est nécessaire de retrouver, selon moi, une narration collective, une urbanité commune. Les citoyens veulent penser et s’approprier la ville autrement. Il faut à présent faire sortir les recherches urbaines des laboratoires pour les amener et les confronter sur la place publique.”

Retrouvez le 12 000 références du Genre Urbain au 60 rue de Belleville, et retrouvez les prochaines causeries urbaines pour débattre collectivement d’urbanité ici !

LDV Studio Urbain
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