Les Grands Voisins : la ville éphémère investit les espaces intercalaires
Par les temps qui courent, on entend souvent parler de ville « indigne ». Ce terme vise essentiellement les politiques publiques, jugées par certains passives face à la crise migratoire et très actives lorsqu’il s’agit d’ériger des barrières anti-rom. Pourtant, certains bastions de la ville « digne » explosent et œuvrent à la préfiguration de la ville de demain.
Au cœur du 14e arrondissement de Paris, se niche un endroit insolite. L’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, définitivement vidé de son activité en 2014, s’invente une seconde jeunesse. Les Grands Voisins, voici le nom du projet d’occupation temporaire de l’établissement, le transformant en véritable quartier éclectique. « Grand comme l’ambition de partager des valeurs d’hospitalité et de générosité. Voisins, comme un lieu d’échanges et de sociabilité de proximité, un espace-temps innovant sur les questions de solidarité, favorisant la rencontre des publics, des usages et des activités », nous expliquent les trois associations à l’origine de ce projet. Rencontre avec Florie Gaillard de l’association Aurore, Aurore Rapin, responsable de projet pour l’associationYes We Camp et Jean-Baptiste Roussat, secrétaire de l’association Plateau Urbain.
Un projet multifonctionnel et co-produit
Progressivement vidé de ses activités hospitalières entre 2011 et 2014, l’hôpital Saint-Vincent de Paul a vu ses bâtiments vacants confiés à l’association Aurore. Depuis 1871, celle-ci lutte contre l’exclusion et œuvre à la réinsertion sociale et professionnelle de personnes en situation de précarité. L’hébergement d’urgence est l’un de ses modes d’action. Mais plutôt que d’utiliser les 3,4 ha d’espaces mis à sa disposition en simple hébergement, Aurore amorce un projet de « cohabitation mixte ». « L’hôpital, derrière ses hauts murs, est isolé du reste du tissu urbain. Nous ne voulions pas constituer une énième cité dortoir fonctionnant en vase clos. L’idée a émergé d’ouvrir ce nouvel espace de résidence sur le quartier » nous explique Florie.
Suite à une première rencontre réussie avec Plateau Urbain autour du projet Archipel (une chapelle du 19e arrondissement reconvertie en centre d’hébergement et proposant de nombreuses activités favorisant la rencontre entre les habitants du quartier et les familles hébergées), Aurore décide de les impliquer dans le projet. Plateau Urbain a un principe : faire le lien entre les innombrables vacances immobilières que l’Ile-de-France recèle et une génération de porteurs de projets qui peinent à trouver des locaux. « Le patrimoine ne correspond pas pour nous à une valeur marchande, mais à une valeur d’usage » explique Jean-Baptiste. Plateau Urbain s’occupe d’identifier ces dents creuses temporelles et spatiales, pour établir des accords avec les propriétaires après diagnostic et chiffrage et initier l’occupation des locaux au seul prix des charges, animant des appels à candidature afin de trouver le meilleur programme pour le bâtiment vacant et l’intégrer dans le quartier. Chez les Grands Voisins, la présence de porteurs de projet permet de contribuer au projet d’Aurore : « l’hôpital Saint-Vincent de Paul coûte chaque année 1,5 millions d’euros en charges. Pour soutenir l’hébergement d’urgence, l’Etat nous verse 800 000 euros. Notre mission était de combler ce hiatus financier et de trouver des partenaires pouvant rendre le site viable ».
A cette initiative s’ajoute l’association Yes We Camp, mobilisée par la mairie de Paris. Née en 2013 à l’occasion de Marseille Capitale de la Culture 2013, Yes We Camp est un collectif de bâtisseurs travaillant sur des notions aussi diverses que le participatif, l’« habiter », la ville mobile et la construction éphémère. Créé initialement autour d’un projet de « camping » sur le littoral Nord de la cité phocéenne – dénué jusqu’alors de ce type d’offre – Yes We Camp en a fait un véritable « espace-temps de convivialité ». Entourés de partenaires sociaux, privés ou culturels, ils continuent aux Grands Voisins leurs expérimentations initiées à Marseille. « Nous travaillons essentiellement sur l’imaginaire. Notre rôle est de lisser les distinctions entre travailleurs, visiteurs et habitants » nous dit Aurore.
Grâce à ces trois initiateurs d’urbanité, l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul a troqué son nom contre celui des Grands Voisins, mais reste fidèle aux idées que défendait le personnage éponyme : soulager la misère matérielle et morale.
Habiter : dormir, travailler, se divertir, mais aussi se situer et exister aux yeux des autres
Les Grands Voisins accueillent 600 résidents dans plusieurs services d’hébergement d’urgence et de stabilisation ainsi qu’un foyer de travailleurs étrangers, géré par Coallia, mais également 130 structures associatives, culturelles ou entrepreneuriales et de nombreux travailleurs sociaux. Plus de 1 000 personnes vivent et travaillent sur le site, qui compte 20 000 m² de locaux occupés, dont 12 000 sont réservés à la résidence et 6 500 à l’hébergement d’activités aussi diverses que variées. Le delta entre les deux abrite les lieux de convivialité partagés.
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Du tailleur de luxe au recycleur de cartons
Comment concilier travail social, réinsertion et intégration ? Voici la question de base qui a fondé les principes de fonctionnement des Grands Voisins.
Pour y répondre, l’association Aurore a misé sur l’implication de chacun, notamment des personnes rejoignant le site pour y implanter leur activité. Ces derniers ont été retenus pour leur valeur ajoutée à ce projet collectif, leur contribution à son urbanité. Chaque structure retenue paye un loyer de 200 €/m²/an pour couvrir les charges, tandis que leurs implantations respectent une logique de mixité des activités. Du bottier de luxe à la PME spécialisée dans les tiers-lieux, en passant par les associations de récupération de carton, de jouets ou de décors de cinéma et de théâtre… les activités mélangent artisanat, recyclage, start-up et prestations de service, dans une logique de « programmation ouverte » prônée par Plateau Urbain. « Le plus important pour nous était de ne pas « clusteriser », autrement dit, de ne pas spécialiser. Nous avons donc cherché à favoriser le mélange des structures à l’échelle du palier. Les artisans nous semblaient importants à replacer au centre, à l’heure où la ville est en train de les évincer. Nous avons donc accueilli un bottier, un luthier, une chocolatière, un concept-store végétal ou des anciens de chez Dior qui taillent leurs vêtements en une seule pièce sans chute. De 5 € à 600 € la création, il nous semblait également important de ne pas faire de ségrégation et de balayer toute la diversité que l’artisanat implique. Les activités ludiques sont également nombreuses sur le site : nous accueillons par exemple L’Esprit Sorcier (le site de la science et de la découverte, avec l’un des membres de feu « C’est pas sorcier »), une association de jeux de rôles grandeur nature, des ateliers sport, musique, couture, apiculture… »
L’implication de chacun n’est pas limitée au travail social ou à l’animation d’ateliers, et on peut à loisir sortir de son rôle. S’il le veut, un architecte peut donner des cours de français et un prof de sport se muer en guide touristique. « Mettre en place des visites guidées de Paris nous est apparu important. C’est un bon moyen de présenter la ville aux hébergés qui ont pour la plupart subi ses contraintes sans prendre le temps de la contempler ».
En interne, des réunions de voisins s’organisent. Barbecue, couscous à prix libres et cafet’ mobile… servent de prétexte à l’échange d’informations, à l’annonce d’activités, à la coordination des équipes et des besoins.
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L’insertion des plus fragiles au cœur du projet
L’animation des liens entre les différents publics du site est portée par le collectif Yes We Camp. Le coup de génie est probablement l’invention du Troc Shop, élaboré avec Aurore : contre un service rendu, un service ou un objet offert ; contre un coup de balai devant Lingerie (la cafet’), un café offert ou contre une heure de jardinage, une heure d’aide administrative… Un bon moyen pour les résidents de s’impliquer dans la vie du quartier et de ne pas rester de simples spectateurs submergés par l’entropie environnante.
Dans le même esprit, Aurore a établi une conciergerie solidaire avec le « Dispositif Premières Heures ». Elle offre ainsi aux pensionnaires dans l’incapacité de s’insérer dans un cadre de travail traditionnel (jusqu’à 21h d’activité par semaine) de se familiariser en douceur avec le monde professionnel. Une quinzaine de personnes sont actuellement sous contrat pour assurer un service de restauration dans La Lingerie, d’accueil du public, d’entretien des espaces extérieurs et de ménage.
Les activités développées sur le site sont également un levier d’ouverture et de cohésion : « L’agriculture urbaine est le secteur qui a le plus de succès auprès des habitants des Grands Voisins. Yes We Camp orchestre avec différentes structures les ateliers jardinage, sur des plantations en pleine terre ou hors sol et une serre aquaponique, qui représentent un puissant vecteur d’intégration. Les mains dans la terre, les barrières tombent et les savoirs s’échangent de manière bilatérale. La symbolique de l’enracinement doit probablement jouer un rôle dans la popularité de cette activité ».
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L’intégration des « autres », l’accueil du public
Trois volets de partage animent le quartier des Grands Voisins :
- La pratique collaborative, reposant sur la transmission du savoir, le partage de connaissances, les chantiers participatifs.
- Le soin du corps et de l’esprit, dispensé au travers d’activités sportives, d’ateliers massages, de conférences…
- Et l’accueil de l’autre, à savoir, de tous les publics.
Les Grands Voisins s’attachent à ce que leur notoriété de ville utopique ne vienne pas entraver leur ambition sociale. « De nombreux magazines Life Style ont fait notre promotion comme nouveau lieu branché où aller boire un coup ou faire un cour de yoga. Nous ne cherchons pas à attirer uniquement la jeunesse parisienne et fêtarde. Le public que nous visons est plutôt familial et de proximité. »
Les constructions et les aménagements des espaces partagés sont dans l’air du temps. Graphiques, propices au « chill », en bois recyclables… De la cafet’, l’air « E lucevan le stelle » de l’opéra Tosca s’échappe. Pas étonnant que les intellos bobos s’y sentent bien. Ainsi, au pied des immeubles alloués au logement, une réflexion autour de l’aménagement de ces espaces semi-privés/semi-publics est entamée, afin de les rendre agréables sans pour autant attirer un public qui risquerait de les « occuper » au détriment des habitants.
« Il nous a semblé important que la ville vienne à nous, qu’elle pénètre dans l’enceinte et que ce ne soit pas uniquement les habitants des Grands Voisins qui aillent à elle pour consommer ou travailler. Notre offre d’activités est ouverte au public, ce qui permet d’assurer le brassage social, la rencontre, la sensibilisation… »
Au cours de yoga, tous les jeunes bénévoles se pressent, tapis roulés sous le bras. « C’est peut être l’une des rares activités discriminantes (très appréciée des membres des associations mais boudée des habitants) que nous proposons ».
Non, il en faut pour tous les goûts, ce qui compte au-delà de la mixité, c’est de cohabiter.
L’avenir est dans l’écoquartier
D’ici 2017, le site devrait accueillir environ 600 logements dont 50 % de logements sociaux, 30 % réservés à l’accession à la propriété et 20 % de logement intermédiaires. Les Grands Voisins voient donc leur disparition programmée, mais le projet éphémère laissera une trace. L’architecte-urbaniste responsable du futur projet invite Plateau Urbain, Aurore et Yes We Camp à participer à l’élaboration du phasage de chantier. « Nous sommes très écoutés par les aménageurs qui prennent en compte notre action pour élaborer le futur projet de quartier. Il n’y a aucune rancœur, c’était le deal, nous devions rester jusqu’aux travaux, ce qui peut représenter entre 3 et 5 ans. Notre mission était de préfigurer le quartier à venir, d’expérimenter les différentes formes d’urbanité qui pouvaient s’y installer, d’amorcer une mise en vie du site avant les premiers travaux. C’est chose faite, et réussie ! Maintenant, il s’agit d’intégrer au futur écoquartier certaines structures que nous avons mises en place. Certaines activités pourraient rester, et le succès de nos ateliers d’agriculture a donné naissance à un réel désir de mise en place de cultures potagères. »
« Nous, nous migrerons ailleurs car ce ne sont pas les espaces intercalaires qui manquent en ville. Notre modèle est transposable. Face à l’idéologie du produit fini, nous prônons celle du process et de la relativité temporelle. Mixer les populations et les activités, héberger et accueillir le public temporairement sont des leviers que nous espérons décliner encore, de manière à réinventer sans arrêt la manière de construire et concevoir la ville. »
Vos réactions
Bonjour
Je suis intéressée par ce projet de co habitat/ lieu de travail et d’échanges.
Je suis réflexologue et formatrice.
Je suis à la recherche d’un lieu de vie et de travail qui allient sociabilité, multiplicité..
Mon projet serait d’investir dans un appartement où exercer ma profession en auto entrepreneur.
Merci de me contacter, je serai ravie de venir sur place et discuter.
Cordialament
AE Guney
tel: 06 14 82 73 54