Les Centres d’Hébergement d’Urgence, symptôme d’un droit au logement vacillant ?
Alors que de plus en plus de personnes se retrouvent en difficulté pour se loger en ville, les Centres d’Hébergement d’Urgence sont largement saturés. Maillons essentiels du droit à l’habitat pour toutes et tous, ces derniers nous offrent une lecture fine des enjeux liés à la précarité, qui pourraient se révéler plus que pertinente dans la crise du logement actuelle.
BASILIADE, une association qui accompagne depuis 1993 des personnes en situation de précarité, notamment atteintes de maladies chroniques, vers l’autonomie, a inauguré en 2020 son premier CHU. Rencontre avec Nicolas Bonlieu et David Ferrag, respectivement trésorier de l’association et chef de service de la maison Escale.
Historiquement impliquée dans la lutte contre le VIH/SIDA, Basiliade lutte depuis sa création contre toutes formes de discriminations et accompagne des bénéficiaires en précarité vers un retour à l’autonomie. Dans quel contexte et pour quelles raisons l’association a décidé de se tourner vers le dispositif de CHU ?
Nicolas Bonlieu
“Plusieurs périodes clés ont rythmé l’évolution et la diversification des actions mises en place par Basiliade. Entre 1994 et 2009, nous avons apporté notre aide à des personnes atteintes du VIH/SIDA en précarité. De 2009 à 2020, toujours dans un cadre médico-social, nous avons ouvert l’accompagnement à d’autres pathologies. Et depuis 2020, nous avons élargi le spectre à la grande précarité, notamment d’hébergement. Bien que cet enjeu primordial de mise à l’abri ait toujours été ancré dans l’ADN de Basiliade (les personnes malades présentes dans nos lieux d’accueil se retrouvant parfois à la rue pour de multiples raisons), la crise sanitaire et les conséquences liées à la covid-19 ont marqué un véritable tournant dans l’histoire de l’association.
De nombreux hôtels, tout d’abord, ont été totalement vidés de leurs touristes habituels et concentraient ainsi des milliers de lits vides. L’État, ensuite, a su débloquer des budgets nécessaires pour financer de nouveaux projets. Un sujet a particulièrement retenu l’attention de la préfecture de région IDF et de la Direction Régionale et Interdépartementale de l’Hébergement et du Logement (DRIHL), celui des femmes sans domicile fixe et enceintes ou sortant de maternité. Des hasards de rencontres, enfin, comme le recrutement d’un nouveau chef de service éclairé sur les tenants et aboutissants des CHU, au sein de notre Maison Chemin Vert à Paris, ont participé activement à l’ouverture de notre premier dispositif : la Maison des F&Es, pour femmes et enfants.”
David Ferrag
“C’est une toute autre démarche qui a conduit à l’ouverture de l’Escale, notre deuxième dispositif de CHU. Il s’agit d’un lieu unique et expérimental qui n’existe nulle part ailleurs (la fondation Le Refuge travaille avec un public similaire mais ne dépend pas des mêmes financements), issu des résultats d’une recherche-action portée par la doctorante Noémi Stella. Sa thèse à l’EHESS-ENS intitulée “La précarité résidentielle à l’aune de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre : une analyse longitudinale des modes d’hébergement des personnes LGBTQ+ sans logement personnel en Île-de-France”, nous a permis d’identifier des réels dysfonctionnements dans les formes de mise à l’abri existantes. Notamment le fait que les bénéficiaires LGBTQ+ exilés concentrent un croisement de vulnérabilités tout à fait spécifiques qui nécessite des solutions sur-mesure.”
Ce travail de recherche-action a effectivement permis de révéler des dysfonctionnements au sein des CHU généralistes, notamment les discriminations que peuvent subir des personnes exilées et/ou LGBTQ+. Invitée avec Nicolas Bonlieu dans l’épisode 2 de la série de Podcast “Ville solidaire, ville durable” soutenue par la Fondation des solidarités urbaine, Noémi Stella a partagé les résultats de cette enquête et de ses réflexions au micro du journaliste Frédéric Vuillod. Elle rappelle toute la phase de diagnostic pendant laquelle elle a mené 162 entretiens avec 48 personnes sur une durée de plus de 3 ans et revient sur la deuxième phase, de co-construction d’une réponse concrète aux besoins identifiés. Comment cette histoire commune avec Basiliade s’est-elle constituée ?
N.B.
“Noémi Stella a commencé à côtoyer Basiliade en 2019 et à écouter et interroger des jeunes vivant dans des conditions particulièrement difficiles dont elle souhaitait suivre les parcours. Nous sommes restés en lien tout au long de sa recherche-action et c’est elle qui nous a alertés sur la situation d’urgence dans laquelle se trouvaient certains d’entre eux. Cela a engendré une prise de conscience globale au sein de notre association qui a imaginé un dispositif pour véritablement passer à l’action. Nous avons alerté la ville de Paris et la Fondation des solidarités urbaines qui regroupe les bailleurs sociaux parisiens et avons pu compter sur le soutien et l’engagement de plusieurs personnalités politiques dont Ian Brossat et Jean-Luc Romero Michel, ainsi que sur la Fondation Abbé Pierre. La DRIHL a ensuite apporté son aide et permis de pérenniser le dispositif.
Il est certain que ces critères d’orientation sexuelle, d’identité de genre et même de tranches d’âge étaient inédits, mais les éléments tangibles apportés par Noémi Stella et notre volonté ont permis de mobiliser diverses parties prenantes pour faire naître ce projet de l’Escale”.
Concrètement, comment fonctionnent ces lieux et la vie des bénéficiaires qu’ils accueillent ?
D.F
“Les appartements dédiés à l’Escale sont des colocations en diffus, composés de 3 à 9 chambres, réparties dans plusieurs arrondissements parisiens et essentiellement gérés par des bailleurs sociaux. Chaque jeune dispose de sa propre chambre et d’espaces collectifs. Les bénéficiaires et salariés ont la possibilité de se retrouver au local de la rue Saint-Denis pour réaliser un accompagnement individuel, organiser une réunion d’équipe ou simplement passer un moment convivial. Nous avons établi un rendez-vous hebdomadaire, un petit-déjeuner tous les samedis matin, pendant lequel les bénévoles et bénéficiaires sont invités à se rencontrer et partager un temps ensemble. Depuis sa création, l’Escale a accompagné et hébergé 44 jeunes LGBTQ+, de 18 à 35 ans, vivant en IDF dans une situation de grande précarité. Une dizaine de bénévoles et 8 salariés assurent ainsi son fonctionnement”.
N.B.
“La Maison des F&Es accueille quant à elle un public de femmes enceintes ou sortant de maternatié, de familles nombreuses ou encore de femmes isolées de plus de 50 ans. Ses missions principales sont la mise à l’abri immédiate, l’évaluation et l”accompagnement social global afin de permettre le retour à l’autonomie. Aujourd’hui, cela représente plus de 280 personnes accueillies et accompagnées, dont 136 enfants, et une trentaine de professionnels présents sur les 3 sites. Divers partenariats nous permettent de répondre au mieux aux besoins, à l’instar de l’Agence du Don en Nature qui collecte et distribue des produits non-alimentaires de première nécessité, entre autres pour lutter contre la précarité infantile. Chaque bénéficiaire dispose d’une chambre individuelle et d’espaces communs en rez-de-chaussée. Les salariés sont localisés sur site et interagissent au quotidien avec eux.”
Contrairement à la Maison des F&Es, la spécificité de la Maison Escale est bien cette vie en colocation. Lors de la journée annuelle de BASILIADE en mars dernier, une table ronde était dédiée au thème suivant : “Colocation et CHU sont-ils deux mots qui vont très bien ensemble ?”. De quelle manière vos équipes tentent-elles de faciliter au mieux le vivre ensemble et la cohabitation bienveillante entre colocataires “non choisis” ?
D.F.
“Ce système d’appartements partagés entraîne naturellement des problématiques relationnelles, ce qui est, par ailleurs, valable dans de nombreuses formes de cohabitation. Ce qui nous intéresse est bien de mesurer leur capacité à vivre-ensemble et à vivre en autonomie”.
N.B.
“Il est inévitable que ce dispositif apporte quelques tensions et points perfectibles. Cependant c’est effectivement un outil qui facilite et qui accélère le retour vers l’autonomie et vers le logement. Et nous mettons en place des moyens humains, une psychologue, une infirmière, des bénévoles, et bien sûr les travailleurs sociaux, pour accompagner cette cohabitation”.
D.F.
“Chaque jeune de l’Escale est suivi par un travailleur social et chaque travailleur social est référent de 4 appartements. Cela permet d’assurer une médiation continue au sein des colocations autant sur le plan technique que d’entente et d’ambiance générale. Les bénéficiaires s’engagent également à signer et respecter un règlement intérieur qui délimite l’organisation à suivre. L’objectif principal du dispositif n’étant pas qu’ils deviennent meilleurs amis mais bien qu’ils se respectent, malgré leurs différences. Certains appartements vivent mieux que d’autres, mais globalement ils ont comme base commune le mal logement et l’ambition partagée d’une vie meilleure après l’Escale. Et il n’existe pas de solutions miracles, il faut un accompagnement sur-mesure, de la bienveillance, et tout un écosystème de salariés et de bénévoles à leur écoute.
Pour terminer je dirai que l’entrée dans les murs est une phase cruciale pour garantir la bonne cohabitation et la qualité de vie des jeunes. Pendant leurs parcours, il est fréquent qu’ils n’aient pas le temps et l’énergie de traiter tous les traumatismes et discriminations vécus. L’extrême pauvreté peut maintenir la souffrance cadenassée, leur préoccupation principale étant de trouver un hébergement. Il est donc important de se saisir de ce temps d’arrivée pour les accompagner au mieux”.
Comment les équipes de BASILIADE arrivent-elles à gérer cette temporalité spécifique, transitoire, qu’incarne par principe le CHU et cet objectif d’autonomisation pérenne des personnes bénéficiaires ?
D.F.
“La mise à l’abri en CHU est associée à un contrat de séjour d’une durée de 6 mois renouvelable. On délimite alors un projet d’accompagnement en fonction du contexte et de la situation de la personne, qui peut prendre des multi-directions. Nous recevons des personnes sans titre de séjour qui dépendent de temporalités particulières liées à l’accès aux droits. Nous recevons des personnes régularisées qui doivent être aiguillées pour de l’insertion professionnelle, du soin physique ou psychique. Chaque jeune à son propre projet et sa propre temporalité. Notre rôle est de les accompagner pour qu’ils puissent sortir de l’Escale avec des droits ouverts et des revenus suffisants pour accéder à un logement intermédiaire, en foyer jeunes travailleurs ou en résidence sociale.
Nos équipes rappellent régulièrement aux bénéficiaires que le CHU est bien une étape, une escale dans leurs parcours mais qu’il ne s’agit pas d’une finalité ou d’une situation pérenne. Et pour faciliter leur départ et nouvelle vie, nous sommes en train de formaliser un protocole d’orientation en sortie de CHU et de délimiter un “SAV” pour faire le lien avec le service social de droit commun”.
CHU et droit au logement, quels enjeux communs aujourd’hui et quels défis pour demain selon vous ? Quelle vision avez-vous de l’avenir ?
N.B.
“Tout d’abord il est important de toujours bien distinguer le logement de l’hébergement, l’un étant pérenne, l’autre non. Le défi principal aujourd’hui reste le manque de logements. Tous les dispositifs d’urgence dépendent d’une chaîne au sein de laquelle les bénéficiaires avancent d’un maillon vers l’autre, d’un CHU vers une résidence sociale ou un foyer jeunes travailleurs vers un logement social. Et si l’un des maillons est dysfonctionnel, c’est toute la chaîne qui est embolisée”.
D.F.
“Il y a effectivement une réelle saturation du système d’hébergement d’urgence actuellement en France, en particulier en IDF. Nos dispositifs sont ainsi intimement liés à la construction de nouveaux logements mais aussi aux questions de régularisation et de financements étatiques. La politique actuelle ne semble pas vouloir garder les gens à la rue, espérons que cela continue”.