Les beautés controversées de l’Arsenal
Le pavillon de l’Arsenal accueille jusqu’à septembre l’exposition « La beauté d’une ville », une exploration foisonnante sur les controverses esthétiques parisiennes qui ont composé au fil du temps le visage de la capitale et annoncent les transformations urbaines de demain.
En s’attaquant aux controverses esthétiques, l’exposition « La beauté d’une ville » au Pavillon de l’Arsenal trouve une approche stimulante pour raconter la fabrique d’une ville. On y passe en revue différents courants qui, depuis la Révolution, donnent son visage à Paris, mais aussi de manière plus indéfinissable ce qui fait son charme et son identité. Comment la capitale interpelle-t-elle nos sens et nos affects ? Comment négocie-t-elle la rencontre entre le nouveau et l’existant ?
La grande halle du musée, ancienne fabrique de poudre, a été reconvertie pour l’occasion en prairie éphémère. Une soixantaine de variétés de plantes y sont entretenues et forment une palette végétale parisienne allant des espèces ornementales traditionnelles, aux exotiques adaptées au climat de la capitale, en passant par les plantes sauvages qui trouvent spontanément leur chemin dans les fissures du bitume.
Tout autour, l’exposition se déroule en sept grandes thématiques : site, morphologie, urbanité, architecture, externalité, vivant et hospitalité. Ceux-ci progressent de manière chronologique, depuis les développements urbains de la fin du 18ème siècle et jusqu’à nos jours. Au-delà de photographies, de cartes ou d’extraits de film, les thèmes sont explorés via des entretiens vidéos qui constituent le cœur de l’exposition. Trente chercheurs et praticiens de la ville – historiens, philosophes, paysagistes ou architectes – se penchent tour à tour sur un concept, un objet ou une pratique urbaine. Par cette mosaïque de voix et de disciplines, ils offrent une vision d’ensemble complexe d’un sujet aussi mystérieux que l’esthétique urbaine.
L’historien Nicola LEMAS entame les réjouissances sur l’idée d’embellissement qui semble cardinale aux premiers développements de l’urbanisme. D’après lui, celle-ci est pendant longtemps la principale manière d’aborder les problèmes de la ville. Ce qui est décliné aujourd’hui au travers de problématiques commerciales, de mobilité ou de logement semblait se réduire à une question esthétique : faire de la ville une œuvre d’art. Pensée pour les piétons, elle doit être plaisante et commode. Les travaux d’Isabelle BACKOUCHE sur la Seine en sont une bonne illustration.
L’historienne constate en effet que le rôle central qu’a longtemps joué le fleuve (à la fois de source d’eau, de commerce, de baignade ou de lavoir) s’est peu à peu dévitalisé au 18ème, quand la vue d’activités essentielles de la vie urbaine aux côtés de monuments a commencé à interpeller. Par souci d’embellissement donc, les bateaux-lavoirs ont été écartés et les maisons sur les ponts ont été détruites pour favoriser les perspectives sur le Louvre ou l’Hôtel de ville. Si cette logique de coupure vis-à-vis de la Seine a trouvé son apogée avec les voies sur berge réservées aux voitures dès 1967, on connaît aujourd’hui un mouvement inverse, qui tend à rendre les berges aux piétons.
Le baron Haussmann bien sûr est abordé dans l’exposition, mais un peu à contrepied. On connaît les travaux hors-normes qu’il a engagés dans Paris : les artères qu’il a tracées dans les vieux quartiers parisiens et les nombreuses destructions engendrées. À l’époque, des personnalités dont Victor HUGO s’insurgent contre ces « démolisseurs ». Antoine PICON, directeur de recherche à l’Ecole des Ponts Paris Tech, reformule un peu l’énoncé, en rappelant que cette modernisation est inséparable de la question de ce qui est conservé. Ces chantiers sont d’après lui contemporains de la naissance des thématiques patrimoniales et ont nécessité de nombreux arbitrages avec l’histoire.
Le 20ème siècle essaye de transcender cette morphologie ordonnée haussmannienne. Des utopistes comme LE CORBUSIER s’évertuent à concevoir des villes parfaites, notamment bercés par les rêves du tout véhicules. Pour eux, il s’agit de trouver la forme optimisée, le dessin parfait qu’il suffira de généraliser pour donner corps à une ville équilibrée et fonctionnelle. Professeur et secrétaire général de la commission du vieux Paris, Simon TEXIER remet les pendules à l’heure, « les villes c’est de l’accumulation. C’est du temps consolidé, c’est-à-dire que ce sont plusieurs doctrines urbaines, plusieurs regards sur la ville. S’il n’y a qu’une esthétique je pense que la ville ne peut pas exister ».
Il est justement un monde sans lequel la ville ne peut pas exister, un monde invisible, celui des réseaux et les infrastructures. Ils font la pluie et le beau temps dans la ville et pourtant, ils sont dissimulés. Or pour l’architecte Soline NIVET, « tant qu’on décide de ne pas les voir, on ne peut pas en discuter. Leur camouflage les naturalise et neutralise la controverse ». L’esthétique est certes ce que l’on voit, mais aussi ce qu’on ne voit pas… « C’est une question politique : qui a le pouvoir de décider ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas ? », demande l’architecte. Rendre visible ces fonctions vitales (les flux d’eau, de gaz, de déchets, de télécommunications, les environnements numériques), « c’est aussi une question écologique, car c’est comprendre le métabolisme ».
« Un pied dans l’histoire et l’autre engagé sur les chemins de la transition écologique » est un bon résumé de l’esprit de l’exposition, qui fait sans cesse des allers retours entre le passé de la ville et son futur, résonnant parfois dans des polémiques typiquement parisiennes ou dans des débats plus philosophiques sur l’être humain et l’environnement. Comment habiter ? Comment cohabiter ?
Dans une plaidoirie inclusive et écologiste, la philosophe Julie BEAUTE profite du concept de « savoirs situés » de Donna HARAWAY pour re-questionner la place de l’homme dans la ville, et finalement la place de l’être humain dans le monde vivant. Cela consiste à dire que toute connaissance est située : elle est produite par un point de vue spécifique. Dès lors, changer le regard classique consiste à ne plus jeter un œil abstrait sur la ville, mais à comprendre la multitude de corps qui l’habite. « C’est vraiment un enjeu décisif pour les esthétiques urbaines de rompre avec une certaine vision impartiale de l’esthétique, pour au contraire prendre acte du fait que sans cesse, ce sont des existences qui sont engagées avec les autres, malgré les autres, auprès des autres. »
Ces propos sur l’expérience sensible de la ville semblent préparer le lit pour une nouvelle éthique. Les appels formulés dans l’exposition par l’urbaniste Laure GAYET, l’architecte-urbaniste et anthropologue Chantal DECKMYN, la psychologue et philosophe Chris YOUNES semblent tous converger vers un nouveau rapport au monde, où l’homme ne domine plus son milieu. L’esthétique urbaine du futur se tournerait alors vers des principes d’appartenance, d’hospitalité et de soin.