L’économie du partage en questions – #2 : le bâti, entre ouverture et tractations

25 Juin 2015

Lentement mais sûrement, la mutualisation des biens est en passe de transformer notre économie… Nous n’en sommes toutefois qu’aux balbutiements, et tout reste encore à inventer. Pour les acteurs de la ville, particulièrement concernés, la situation est primordiale : comment anticiper des mutations structurelles dont on ne perçoit pour l’heure que les flous contours ?

Manifestation Airbnb. Crédit : Quinn Dombrowski

Des “hôtes” Airbnb défilant en faveur du service. Crédit : Quinn Dombrowski 

L’économie servicielle, dont nous avons posé le cadre dans un premier billet, n’est pas qu’un simple épiphénomène. Il suffit, pour s’en convaincre, de prendre acte de la “success story” d’Airbnb, célèbre plateforme de mutualisation de l’habitat. En se projetant quelques années en arrière, on se rend aisément compte de la révolution que préfigurait alors une telle idée. On aurait pu douter, en effet, de la propension de certains particuliers à prêter leur appartement fétiche à d’illustres d’inconnus venus de l’autre bout du monde… Et pourtant, il faut bien admettre que cela fonctionne ! Au grand dam des a priori que l’on aurait pu initialement avoir… Comment expliquer ce succès ?

La confiance comme moteur des partages

Comme le démontre Stéphane Schultz, fondateur de l’agence 15 marches, l’une des grandes forces d’Airbnb aura été de soigner le design et surtout l’expérience-utilisateur de sa plateforme, afin notamment de rassurer les usagers les plus inquiets :

“Airbnb, le site de partage de logements, est devenu en à peine 6 ans le premier « hôtelier » du monde. Le pari n’était pourtant pas gagné d’avance. Les fondateurs ont su trouver les ingrédients de la confiance entre propriétaires et locataires. Design, fonctionnalités, services : ils continuent à innover pour créer un nouveau style de vie autour du voyage.”

Et ainsi à transformer, subrepticement, le rapport que nous entretenons à l’égard du logement… Mais cette immixtion des partages dans nos lieux de vie reste toutefois un processus en cours, qu’il convient de nuancer. Ainsi, il ne faudrait pas surestimer l’importance véritable de ce nouveau “style de vie”, qui concerne aujourd’hui un public assez spécifique, majoritairement des jeunes urbains issus des grandes métropoles globalisées. Cela n’interdit toutefois pas de s’interroger : à quoi ressembleront les villes de demain si ce type de pratiques se démocratise et se massifie – et cela est plus que probable ?

Home sweet home en partage

A en croire leurs réclames, Airbnb serait donc devenu en quelques années à peine le premier “hôtelier” du monde. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Au-delà de ce discours emphatique, mais aussi de la réalité des chiffres qui témoignent de l’importance prise par le service en quelques années, c’est surtout dans sa capacité à décloisonner les horizons qu’Airbnb est un cas inspirant pour comprendre la “ville mutualisée” qui nous intéresse ici. L’habitat est en effet un objet urbain bien particulier, que l’on a parfois du mal à abandonner à quelqu’un d’étranger. Et c’est précisément cette ligne de démarcation entre l’espace public et l’espace privé, supposée imperméable, qui s’effrite en filigrane d’Airbnb. Autrement dit : par son succès, Airbnb a démontré qu’il était possible de mettre en partage des équipements aussi “personnels” que le logement. Et cela n’est évidemment pas rien.

En ce sens, le service à montré la voie à foultitude d’autres, qui se sont engouffrés dans la brèche en détournant le modèle initial par petites touches. On pensera par exemple à Trampolinn, une start-up française qui propose une version entièrement gratuite du troc de logement. Gratuite, vraiment ? Eh oui : “Le principe est simple : les membres sont des hôtes et des invités à la fois. Un membre gagne des points quand il héberge un autre membre de la communauté, qu’il peut ensuite échanger ses points contre des nuits dans la ville et à la date de son choix.” Une manière de renforcer la dynamique des partages en poussant un peu le citadin qui n’oserait pas forcément partager son logement ! C’est en effet l’une des limites d’une plateforme telle qu’Airbnb, sur laquelle certains seront exclusivement utilisateurs – et donc non-partageurs. En un sens, Trampolinn renoue ainsi avec Couchsurfing, prédécesseur d’Airbnb et pionnier du partage de logement à l’ère numérique… Comme quoi, en chimie comme innovation, rien ne se crée, tout se transforme !

Partages du bâti, quelles limites ?

D’autres applications reprennent un principe similaire (le partage du bâti), mais à travers d’autres pratiques au premier rang desquels le travail, évidemment. Citons par exemple Sharedesk qui, comme son nom l’indique, permet de partager son espace de travail. “Partant du constat que les espaces de travail sont utilisés moins de 45 % du temps en moyenne, ce site repère tous les bureaux disponibles pour y organiser des réunions, qu’il s’agisse d’espaces de co-working ou de pièces à louer chez des particuliers”, nous apprenait Usbek & Rica dans un précédent billet sur ce site. En creux, on comprend aisément la logique de fond : qu’il s’agisse de logement ou de bureau, l’espace urbain est trop peu utilisé, surtout au regard des besoins en densité de nos villes !

Slogab Web 2.0 Summit 2010. Crédits : Kevin Krejci

“Bien inutilisé = gâchis”, slogan présenté lors de la conférence Web 2.0 Summit 2010. Crédits : Kevin Krejci

Dans ce contexte, la mutualisation permet à la fois de répondre aux ambitions collectives du développement durable (partager un bureau, c’est en quelque sorte éviter la construction d’un nouveau…), mais aussi de résoudre certains besoins individuels, notamment en récupérant quelques deniers sur son loyer ! Mais cela pose évidemment question : quid de la régulation juridique et financière de telles pratiques ? C’est en effet sur ce point qu’Airbnb et ses consoeurs ont agité l’actualité médiatique et politique ces derniers mois. En effet, une partie de ces “locations éphémères” se révèlent non déclarées, au grand dam des collectivités et du Trésor Public, qui voit filer sous ses yeux un bien précieux pactole. Dans ce contexte, on peut comprendre l’ire des gouvernances locales face à l’explosion de cette économie collaborative qui profite à certains, mais pas à la puissance publique… La France est par ailleurs très directement concernée, puisque la capitale n’est autre que le premier parc de logements partagés sur Airbnb ! Plutôt logique, donc, que la municipalité parisienne s’interroge sur la place à accorder à la plateforme dans son offre touristique… d’autant qu’elle doit faire avec la colère des hôteliers traditionnels, qui voient d’un mauvais oeil cette concurrence jugée déloyale. Logique : on ne s’auto-proclame “premier hôtelier du monde” sans froisser quelques confrères…

L’économie servicielle ne s’est pas faite en un jour

Airbnb, et plus généralement les questions de bâti mutualisé, sont un bon exemple des frictions qui émergent nécessairement autour de certains pans de l’économie servicielle. Non pas que celle-ci soit particulièrement coupable (elle a toutefois une certaine part de responsabilité), mais sa confrontation avec l’économie traditionnelle soulève de nombreux conflits, habituellement gérés en coulisses – c’est le cas des tractations entre Airbnb et les collectivités -, mais parfois révélés avec fracas dans la sphère médiatique. Partager le bâti, même enrobé de toutes les utopies “partageuses”, c’est malgré tout partager l’essence même de nos sociétés sédentaires… et donc battre en friche un modèle économique sédimenté depuis des siècles entier. Et cela ne se fait pas en un jour.

Aussi séduisante soit-t-elle, l’économie du partage n’est donc pas encore appelée à se démocratiser en un claquement de doigt. Dès lors, le débat se pose en ces termes : quelle place les acteurs traditionnels de la ville laisseront-ils à ces nouveaux modèles de partage du bâti ? Comment les accompagneront-ils et les intègreront-ils, pourquoi pas, au sein de leurs propres offres ? La question est évidemment bien plus vaste que cette seule chronique. Nous aurons l’occasion d’y revenir, dès notre prochain billet, qui explorera la thématique des mobilités. Si le cas Airbnb a toutefois su résoudre ces contradictions, notamment grâce à la médiation des collectivités, il en va autrement du récent conflit qui a agité le petit monde des taxis avec l’émergence des “VTC”, représentés par les start-up Uber, Lyft et consorts. C’est sur ce cas d’école, encore tout frais, que nous nous pencherons dans le troisième volet de ce quadriptyque.

Pour aller plus loin :

Airbnb : la carte des prix de location partagée (et ce qu’on y apprend) – Dans mon labo (2014)
Lift14: La face sombre de l’économie du partage – Le Matin (2014)
Le site Airbnb attaqué de toutes parts – La Tribune (2014)

Lire la première partie de l’article :  L’économie du partage en questions – #1 : vers une ville mutualisée ?

{pop-up} urbain
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