Le paysage : quel rôle dans la transition de nos villes ?
Paysagisme, urbanisme paysager, urbanisme vert ou végétal, planification paysagère, nombreuses peuvent être les associations, les représentations et les définitions liées au traitement paysager de nos territoires. Les paysages dessinent nos cadres de vie, évoluent dans le temps et sont l’authentique reflet des époques, sociétés et modes de vie à travers le temps.
Ils sont de ce fait, de manière incontestable, une priorité dans l’aménagement durable de nos villes. Pourtant, il est bien plus fréquent d’associer à l’idée de transition urbaine, des notions telles que la rénovation ou la performance énergétique des bâtiments plutôt que de paysage. Alors, comment est-il aujourd’hui pris en compte dans les projets urbains ? Et comment le traitement paysager de nos villes peut-il impacter positivement les problématiques de transition ?
“Le paysagisme est au paysage ce que l’urbanisme est à la ville : à la fois un art, une science et une technique de l’organisation spatiale des territoires. L’emprunt à la définition que donne de l’urbanisme Françoise CHOAY montre la proximité de ces deux notions. Le mot « territoire » a remplacé celui d’établissements humains et le paysagiste s’est substitué à l’urbaniste.”
Bien qu’ils soient naturellement liés, comme l’énonce dans cette citation Pierre DONADIEU, docteur en géographie et professeur en sciences du paysage, les métiers d’urbaniste et de paysagiste sont pourtant bien différents. Mais alors, en quoi le rôle du paysagiste, au sein de la fabrique urbaine, consiste-t-il finalement ? Le paysage est-il uniquement lié à la nature, à la biodiversité, au développement durable et à la trame verte et bleue d’un projet urbain ?
Les paysages dans la transition urbaine
Il serait profondément réducteur d’assimiler le traitement paysager aux seuls exemples de cités-jardins, d’agriculture urbaine ou encore d’aménagement végétal d’un espace urbain. Le paysage est bien plus que cela, il est pluriel et résilient, il concerne chaque personne qui habite, travaille, investit un territoire. L’histoire du projet de paysage est d’ailleurs ancienne. Diverses recherches et études ont été menées à ce sujet et identifient des périodes clés dans l’évolution du paysage. Du rôle des paysans lors de l’organisation féodo-domaniale, au temps des artistes, des jardiniers et des agronomes, jusqu’à la liaison d’un paysage rural avec une culture urbaine et industrielle, pour certaines ; de la figure du dessinateur ou architecte des plans et jardins du XVIIème siècle, au développement de compétences techniques au cours du XIXème siècle, jusqu’à l’architecture du paysage et l’affirmation de la figure du paysagiste au XXème siècle, pour d’autres.
De nos jours, le paysage est inévitablement lié à la transition de nos territoires. Il change, se métamorphose et s’adapte aux sociétés, et de ce fait aux préoccupations de chaque époque. Alors que pendant le Moyen-Âge, le paysage était presque exclusivement formé de terres agricoles, pendant l’ère industrielle, c’étaient les grandes usines, les lignes à haute tension et les chemins de fer qui rythmaient les paysages. Aujourd’hui, ce sont les conséquences du changement climatique et l’émergence des consciences écologiques qui influencent majoritairement le renouvellement de nos paysages, leur évolution naturelle, mais également la manière dont nous les modelons et transformons.
Depuis la mise en place en 2000 d’une Convention européenne du paysage, ou même depuis la création d’une chaire “Paysage et Énergie » en 2015, ces problématiques, liées à la transition de nos territoires et à l’intégration du développement durable dans la fabrique urbaine, s’avèrent être de plus en plus investies. Les dernières élections municipales ont elles aussi lancé une nouvelle dynamique verte au sein de nos territoires, avec des budgets, des politiques et initiatives publiques, des actions de sensibilisation, en faveur d’une logique paysagère. Des communes telles que Nantes, Angers, Metz engagent ainsi de conséquents moyens humains et financiers pour la création d’espaces paysagers, ou dédient une partie de leur budget municipal à l’entretien de ces derniers. Ces problématiques peuvent également être investies à plus grande échelle, comme c’est le cas avec le conseil départemental du Val-de-Marne, qui a récemment adopté un Plan Vert, document stratégique et programmatique détaillant la politique environnementale du territoire et les actions à mener dans les dix prochaines années.
Dans une démarche de durabilité et de responsabilité environnementale, les actrices et acteurs de la fabrique urbaine sont aujourd’hui de plus en plus nombreux à s’engager pour assurer la création ou la pérennité de trames vertes et bleues. Avec la mise en place des schémas régionaux de cohérence écologique, les territoires français ont par ailleurs des orientations précises quant à la préservation et la remise en état des continuités écologiques.
Malgré l’histoire et l’importance des paysages au sein de nos cadres de vie et au cœur des préoccupations écologiques, il semblerait pourtant qu’ils ne soient pas pleinement pris en compte dans les politiques et projets d’urbanisme. Encore aujourd’hui, de nombreux projets urbains sont le résultat d’une logique d’aménagement du territoire qui prévaut sur une logique d’aménagement paysager. Dans un article datant de décembre 2020, reprenant les réflexions du paysagiste Bertrand FOLLEA, l’écrivain et chroniqueur Frédéric DENHEZ déplore par exemple l’absence d’une démarche profondément paysagère et environnementale dans le projet canal Seine-Nord. D’après lui, la création de circulations douces et l’intégration du projet dans le paysage existant semblent avoir été délaissées.
Dans d’autres projets, la priorité est bien donnée aux problématiques liées à la transition, écologique, environnementale ou bien énergétique, mais le paysage est souvent en retrait. On le remarque notamment dans le cas de grands projets de centrales électriques, au sein desquelles des infrastructures, éoliennes, barrages, solaires, prennent une place prépondérante sur le paysage existant, voire le détériorent. Comme dans le secteur de l’architecture, l’aspect utilitaire l’emporte parfois sur l’aspect esthétique, et modifie de ce fait le rapport de l’usager à son environnement. Dans le Morbihan, c’est toute une partie de la population qui s’est opposée au développement d’éoliennes flottantes sur leur territoire, en particulier pour l’impact qu’un tel projet pourrait avoir sur le paysage des côtes bretonnes.
Le paysage : entre nature et culture
Cette opposition, de plus en plus fréquente, à l’implantation de champs éoliens dans nos territoires, n’est pas forcément liée à un refus de voir un paysage changer, ou à une appréhension du développement de telle ou telle forme d’énergie. Elle résulte aussi, et surtout, de l’attachement que peuvent avoir des personnes à leur lieu de vie, de travail, de loisirs ou simplement de passage. “Le paysage ? C’est ce que les gens font de leur pays !” assure le paysagiste Bertrand FOLLEA. Il ajoute, dans un article du paysagiste Denis DELBAERE, que “la pensée relationnelle du paysage […] permet de placer l’homme en continuité avec le vivant, dans un rapport de responsabilité et de création”
Le paysage crée des sentiments ou des pressentiments, il rappelle des souvenirs mais peut aussi les effacer, il entraîne des sensations de bien-être, de satisfaction ou au contraire de peine, de gêne. Il ne se cantonne pas à un seul intérêt écologique, il est en réalité une construction sociale et une culture, voire une mémoire ! Un paysage est fragile tant qu’il n’est pas pleinement approprié. C’est d’ailleurs pour cette raison que des collectifs d’habitants, de commerçants ou encore d’agriculteurs revendiquent, à juste titre, dans certains territoires, le droit de participer aux décisions privées et publiques quand des projets urbains viennent modifier le paysage existant.
Le paysage implique un rapport sensible à l’environnement de ses usagers, le transformer entraîne par conséquent un changement de ce rapport. Régulièrement, les oppositions à certains projets urbains ne sont pas directement liées à un désaccord avec le projet en tant que tel, mais bien parce qu’ils viennent bousculer l’équilibre, le quotidien des personnes qui investissent et pratiquent ces espaces. L’attachement des riverains à leur territoire nécessite de ce fait l’instauration d’un dialogue, de temps de concertation, d’échanges, avec les actrices et acteurs de la fabrique urbaine qui participent à faire évoluer nos paysages. Il nécessite également de prioriser l’ancrage local du projet urbain, afin d’éviter la création de villes homogènes et uniformes, comme cela peut parfois être reproché aux écoquartiers. C’est dans cette logique que chacune et chacun pourra comprendre, accepter et s’approprier plus facilement les métamorphoses urbaines.
“Un écosystème est un réseau de relations sociales entre les espèces, le paysage le met en réseau avec les hommes et les femmes. Il est une constitution purement humaine, le reflet d’une appropriation, c’est-à-dire d’une culture”. Cette pensée de l’écrivain et chroniqueur Frédéric DENHEZ reflète tout à fait l’importance de l’appropriation d’un paysage par une population et de l’émergence d’une culture partagée à ce sujet. Finalement, le paysage ne serait-il pas une forme de bien commun, dont l’essence même pourrait avoir un rôle fédérateur et rassembler tout une population autour d’un cadre paysager ? Et à leur tour, les populations ne devraient-elles pas engager leur intérêt général dans la préservation, ou tout du moins porter une attention particulière, aux paysages qui habillent nos territoires ? “Ainsi pensé comme un ensemble vivant, le paysage devient un sujet autonome avec lequel le projet de territoire compose” conclut le paysagiste Denis DELBAERE.