Le lampadaire et la lune artificielle
La Chine a affirmé son intention d’envoyer en orbite une lune artificielle composée de miroirs. Elle permettrait de rediriger les rayons du soleil pour éclairer la ville de Chengdu et faire des économies d’énergie. Et si on parlait un peu de pollution lumineuse ?
Fin 2018, un certain Wu CHUNFENG, annonçait dans les colonnes de China Daily la dernière ambition aéronautique chinoise. Digne des meilleurs romans de science-fiction, le projet consiste en la mise en orbite d’un satellite capable de rediriger les rayons du soleil pour éclairer la ville de Chengdu la nuit. Il a rapidement été comparé à une lune artificielle.
Branchés sur la Lune
Capitale du Sichuan et connue pour son centre de recherche sur le panda géant, Chengdu est une métropole de 16 millions d’habitants marquée par une croissance spectaculaire. La principale ambition du projet est d’expérimenter un nouvel éclairage urbain et de faire des économies sur la facture d’électricité de la ville. Les calculs estiment que la ville pourrait économiser 1,2 milliards de yuan par an, soit environ 160 millions d’euros. À titre de comparaison, en France, d’après l’Ademe, la consommation d’éclairage extérieur correspond à 41 % des consommations d’électricité des communes et 37 % de leur facture d’électricité.
Si la Chine voit un fort potentiel commercial dans ce projet, l’idée même d’éclairer une ville par un satellite artificiel suscite nombre de critiques. Pour l’ingénieur aérospatial et enseignant à l’université du Texas à Austin Ryan RUSSELL, « c’est de la pollution lumineuse sous stéroïdes ». En effet, passé certains seuils, la lumière devient une pollution. Elle affecte alors la santé humaine, la faune, la flore et donc les écosystèmes.
À la recherche de la Voie lactée
Au cours des cinquante dernières années, le niveau d’illumination dans les pays développés a été multiplié par dix. On considère qu’un tiers de la population mondiale ne voit plus la Voie lactée. L’augmentation des lumières artificielles dans le monde est à ce point problématique qu’en 1992, l’UNESCO consacrait un volet spécifique au droit et à la conservation du ciel et de sa pureté dans sa Déclaration sur les responsabilités des générations présentes envers les générations futures. L’ONU envisage actuellement de considérer le ciel étoilé comme patrimoine commun de l’humanité.
D’après les annonces chinoises, la lune artificielle ressemblerait à une simple étoile. Adaptable, l’intensité lumineuse serait huit fois plus forte que la vraie lune, mais cinq fois moindre que l’éclairage public. Elle éclairerait néanmoins une zone très vaste (environ 50 kilomètres carrés soit la moitié de Paris) sans distinction : rues, toits, habitations, parcs… précisément ce que redoutent les spécialistes.
Effets secondaires
Outre un décret de juillet 2011 et les lois Grenelle 1 et 2, différents guides présentent des recommandations pour « éclairer juste », comme celui de l’Ademe ou celui réalisé par la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) et le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement (CAUE) de l’Isère. Ils encadrent les bonnes pratiques quant à l’intensité lumineuse, la durée et la direction de l’éclairage. Ils détaillent notamment l’importance d’éviter les dispersion de lumière, de ne pas éclairer la végétation ou de ne pas éclairer la rue quand il n’y a personne, afin de conserver au maximum des périodes de nuit noire.
Selon les espèces, la lumière peut avoir un effet attractif ou répulsif. Elle perturbe ainsi leurs comportements, que ce soit les routes migratoires, la durée de leur sommeil ou leurs lieux de vie. Elle est donc considérée comme une cause de mortalité. La lumière artificielle perturbe également les cycles biologiques comme la préparation des plantes aux changements saisonniers, ou le rythme circadien chez les humains. Sur le Monde Diplomatique, le sociologue suisse Razmig KEUCHEYRAN rappelle que l’absence d’alternance jour/nuit « a une incidence sur notre pression artérielle, notre niveau de stress, de fatigue, notre appétit, notre irritabilité ou notre attention ». L’auteur compare la clarté artificielle de la nuit à Singapour à un été scandinave.
L’expérience existentielle de la nuit étoilée
Dans son communiqué, Wu CHUNFENG admet que l’impact physiologique d’une lune artificielle reste à étudier et à mieux comprendre. Mais au-delà des questions sanitaires et environnementales, c’est notre relation à la nature qui est en jeu. Le ciel est « une source d’inspiration pour toute l’humanité » et « un élément essentiel de notre culture et de notre civilisation » déclare l’Unesco. « L’observation du ciel étoilé est une expérience existentielle et universelle », renchérit Razmig KEUCHEYAN.
Ces propos s’inscrivent dans l’argumentaire du mouvement Dark Sky, une campagne internationale créée dans les années 1980 par des astrologues pour réduire la pollution lumineuse. Et c’est le Tribunal fédéral suisse qui semble s’en être le mieux emparé : depuis 2011, sa jurisprudence tend à privilégier le ciel et les paysages nocturnes sur les intérêts touristiques. Dans une décision qui flirte avec le romantisme, il affirme que « les changements de couleur du sommet [du mont Pilate] au crépuscule » doivent être protégés…
Le monde de Znamia
Croyez-le ou non, l’idée de lune artificielle n’est pas nouvelle et a déjà été testée. Dans les années 1990, le projet russe Znamia (en français « bannière ») prévoyait d’éclairer les villes proches de l’arctique, plongées dans l’obscurité une bonne partie de l’année. Une première mise en orbite est réussie en 1993, tandis qu’une seconde échoue en 1999, ce qui enterre définitivement le projet.
Interrogé par le magazine Astronomy, Ryan RUSSELL considère que le projet chinois est irréalisable. À l’altitude annoncée, il est impossible de maintenir un satellite au-dessus d’un point fixe, en l’occurrence la ville de Chengdu. « C’est une solution très compliquée qui affectera tout le monde, à un problème simple qui affecte peu de gens ».
Narcisse en orbite
Normalement, les satellites géostationnaires se situent à 36 000 kilomètres d’altitude. Plus bas, ils subissent la friction atmosphérique qui les fait ralentir et perdre de l’altitude. Annoncée à 500 kilomètres d’altitude, la lune artificielle serait donc emportée par la rotation de la Terre. Pour mettre en perspective, à une altitude comparable, la Station Spatiale Internationale fait 16 fois le tour de la Terre en 24 heures et elle doit corriger régulièrement son altitude avec des propulseurs. Pour l’ingénieur, l’intérêt économique du projet est compromis s’il faut brûler du carburant pour tenir la lune en place.
D’ailleurs, la lune serait en fait trois lunes. Elles se relaieraient pour capter les rayons du soleil et maintenir l’éclairage au sol en permanence. S’il fallait mettre ces lunes à la hauteur d’un satellite géostationnaire, leurs miroirs n’illumineraient qu’une toute petite surface au sol. Dans son communiqué, Wu CHUNFENG prévoyait un premier lancement dès 2020 et une mise en route totale en 2022. Le lancement n’a toujours pas eu lieu et aucun communiqué n’a été fait sur l’avancement du projet. Peut-être que, une fois n’est pas coutume, ce n’est pas la lune qu’il fallait regarder, mais le sage. Si possible d’un œil perplexe.