Le gigantisme des villes est-il une catastrophe ?
Dans Une question de taille (Stock, 2014), son dernier essai, le philosophe Olivier Rey assure que la course à la démesure nous mène à la catastrophe, dans le cadre urbain et au-delà. Il appelle à refaçonner un monde à taille humaine.
« Partout où quelque chose ne va pas, quelque chose est trop gros. » Ces mots ont été écrits en 1957 par Leopold Kohr dans son livre The Breakdown of Nations. Près de soixante-dix ans plus tard, le philosophe et mathématicien français Olivier Rey a choisi de s’inscrire dans les pas de ce juriste autrichien, père du fameux précepte small is beautiful, pour développer sa critique de la modernité technicienne. Dans Une question de taille, un essai qui a reçu en janvier dernier le « Prix Bristol des Lumières », il condamne ainsi sans ménagement la « folie des grandeurs » qui caractérise selon lui notre temps, développant une ligne technocritique décroissante.
Brutalisme architectural
Sans surprise, l’espace urbain tel qu’il a été façonné dans la seconde moitié du XXe siècle fournit à Olivier Rey les exemples les plus probants du goût de l’homme pour le gigantisme. Son livre s’ouvre ainsi sur l’histoire de Pruitt-Igoe, cet ensemble de logements sociaux conçus pour la ville de Saint-Louis (Missouri) par l’architecte américain Minoru Yamasaki. Achevé en 1955, le quartier a finalement été détruit moins de vingt ans plus tard, en 1976. « À regarder les photographies, on ne peut manquer d’être frappé par la taille du quartier Pruitt-Igoe, par le « brutalisme » revendiqué de son architecture, par l’indifférence totale des concepteurs à son insertion dans l’environnement », écrit Olivier Rey, qui voit dans ce quartier « un exemple emblématique des erreurs architecturales monumentales qui ont été commises à l’époque de la modernité triomphante. » Pour le philosophe, Pruitt-Igoe incarne la « propension au gigantisme » et le « mépris des lieux » qui s’est exprimé au cours des dernières décennies, se traduisant notamment par « la substitution, au monde naturel, d’un espace indifférencié où rien ne fait obstacle à la pensée, et plus spécialement à la pensée géométrique. »
Éloge de la lenteur
Ce goût pour le gigantisme irait de pair avec celui de la vitesse, autre mal moderne qui ronge nos vies, à en croire Olivier Rey. « Plus les transports sont rapides, plus ils deviennent un facteur de polarisation sociale », écrit ainsi le philosophe, qui cible en particulier l’automobile comme facteur aggravant de l’inégalité entre les individus, compte tenu notamment du temps passé à couvrir les frais que celle-ci suppose (achat, assurance, essence, etc.) : « Ce qui coûte quelques minutes par jour à un patron de grand firme ou une star du show-business réclame une bonne partie de sa journée de travail à un ouvrier ou un employé, pour qui souvent, de surcroît, la possession d’une automobile ne relève pas d’un choix, mais est une obligation pour pouvoir justement travailler. » Argument pertinent mais un peu désuet, tant le constat des limites de l’automobile a depuis longtemps été établi par les urbanistes, les sociologues et les responsables municipaux, qui se penchent tous désormais vers des solutions de mobilité alternatives plus douces et écologiques.
Le lien établi par le philosophe entre le gigantisme et l’importance de la délinquance est, en revanche, plus original et judicieux. D’après Rey, l’âge des mégapoles pourrait ainsi s’accompagner d’une hausse de la criminalité. En cause : la perte du lien social entre les individus vivant dans des espaces trop vastes : « En même temps que la taille sociale augmente, décroît le sens de l’interdépendance, de l’appartenance et d’un intérêt commun qui est la meilleure garantie contre la criminalité. »
Proportion is beautiful
Pour Olivier Rey, l’histoire de Pruitt-Igoe est la preuve que les individus ont perdu le sens de la mesure, si cher aux sages de l’Antiquité. À l’heure où tout va plus vite, plus loin et plus fort, à l’heure où la prise de risque et l’innovation semblent devenus des mantras universels, le philosophe appelle plutôt à faire preuve de modestie et d’humilité, un peu comme les Grecs qui veillaient à ne jamais bouleverser l’ordre cosmique du monde par crainte du chaos : « Le plus haut degré de civilisation s’accommode de tailles modestes », écrit Olivier Rey, qui cite l’archevêché de Salzbourg (moins de 20 000 habitants) et de la Florence du XVe siècle (40 000 habitants) comme les plus beaux exemples de ces cités florissantes qui ont su se préserver de la folie des grandeurs grâce à leur sens de la mesure.
Au-delà du « Small is beautiful » de Leopold Kohr, forcément un peu réducteur, Rey fait plutôt sienne la formule « proportion is beautiful » : « La beauté et le bien ne sont pas une affaire de taille, en dimensions ou en intensité, mais une question de proportion. » Contre l’instabilité et le mouvement permanent qui caractérisent notre monde, il appelle à plus de stabilité, d’austérité, de convivialité. Sans quoi, la course à la catastrophe devrait encore s’accélérer, nous dit-il : « Depuis deux siècles les hommes vivent dans un chantier permanent. Ils commencent à comprendre que non seulement le palais ne sera jamais terminé, mais qu’il s’écroule sur eux, et qu’au lieu de mener la vie de château, c’est dans des ruines qu’il leur faudra apprendre à vivre. »