Le design d’usage au service de l’innovation sociale
Pendant longtemps, la concertation a été le principal moyen d’impliquer les citoyens dans la fabrique de leur ville. Alors que cette dernière a tendance aujourd’hui à montrer ses limites dans de nombreuses situations, de nouvelles démarches, et avec elles, de nouveaux outils pour “faire avec” sont en train d’émerger. Parmi elles, le design d’usage tire son épingle du jeu. En quoi cela consiste-t-il ? Comment peut-on le mettre au service de l’innovation sociale ?
Rencontre avec Agnès Jolivet Chauveau, cofondatrice de La Formidable Armada, agence de design d’usage basée à Lyon.
Dans un premier temps, pouvez-vous décrire la genèse de La Formidable Armada, de ses débuts à son évolution et son identité actuelle ?
A. Jolivet Chauveau : “La Formidable Armada est avant tout l’histoire d’une rencontre et d’une aventure commune. Sarah Tayebi et moi-même nous sommes rencontrées lorsque nous étions enseignantes. Nous avons partagé l’accompagnement d’étudiants en BTS design d’espace et design graphique, centré sur une démarche créative. Rapidement, nous avons apprécié travailler ensemble et avons souhaité valoriser la complémentarité de nos approches avec la création d’un collectif. Entourées d’architectes, paysagistes et de designers, l’idée était de faciliter le croisement des compétences et des expertises, mais aussi de venir renforcer le rôle et l’importance des designers dans la fabrique urbaine.
En 2017 nous avons donc restructuré notre modèle et fondé une agence. Nous étions d’ores et déjà proches d’un réseau de professionnels des métiers du médico-social au sein desquels la notion d’expérience et de parcours usager étaient déjà ancrés. Et progressivement nous nous sommes intégrées dans l’écosystème existant de design urbain et sommes devenues AMU (Assistant à Maîtrise d’Usage). Un titre qui nous a permis de nous positionner plus clairement dans les équipes projet et, à fortiori, de légitimer notre travail et notre vision. Nous avons, par la suite, été sollicitées pour accompagner la réponse à une consultation sur la ZAC des Girondins dans le secteur de Gerland, pour lequel nous avons eu l’opportunité de mettre en pratique notre méthodologie et approche projet du design thinking.
Les temps collectifs, de dialogue, d’itération que nous avons accompagnés ont entraîné l’émergence de concepts innovants, et tout simplement de mise en liens et en connexions. C’est tout l’intérêt et l’objectif de notre démarche. Depuis, nous sommes mobilisées sur des missions et des thématiques très diverses, de l’accompagnement des maîtrises d’ouvrage en phase concours (réalisation d’un diagnostic sensible du territoire, sourcing d’acteurs locaux, mise en récit des offres), à réalisation de mission de concertation pour l’aménagement des espaces publics, l’animation d’ateliers d’intelligence collective et d’évènements (séminaires, tables rondes) jusqu’à l’aménagement temporaire d’un espace public (Préfiguration d’usages, expérimentation urbaine, co-conception, etc…). Les thématiques abordées peuvent donc être très larges (densité urbaine, transition écologique, alimentation durable, les mobilités ou encore la gestion des déchets).
La Formidable Armada apporte finalement ce rôle de tiers, de facilitateur, de connecteur. L’idée est bien de faire parler les expertises de chacune et chacun, de les mettre en lien et en perspective. C’est à travers les récits, les paroles, les anecdotes des usagers, les données sensibles que nous recueillons lors de nos diagnostics que nous pouvons porter cette vision inclusive de la ville qui nous tient particulièrement à cœur.”
Vous cultivez des formes d’innovation et de créativité au sein des projets de La Formidable Armada. Guidée par ces deux outils, votre équipe accompagne des habitants, des usagers, des élus et des professionnels de la fabrique urbaine vers la co-création d’espaces en mettant l’accent sur l’imaginaire et l’expérimentation. Jusqu’où peut-on aller ? Jusqu’où peut-on rêver ?
A. Jolivet Chauveau : “Créativité et imagination ne sont pas forcément synonymes de projet sans aucune limite. Dans le cadre de nos ateliers de concertation, nous nous appuyons sur les contraintes de la commande pour bâtir les règles du jeu. À travers divers outils et méthodologies, nous restons à l’écoute de chaque personne, nous récoltons leurs avis, leurs besoins mais aussi d’écouter ceux des autres. L’objectif étant à la fois de rendre accessibles et compréhensibles les différents enjeux et contraintes du projet pour leur permettre d’établir des priorités. Cette expertise d’usage et cette hiérarchisation des enjeux permettent de faire émerger une matière indispensable à la maîtrise d’œuvre. La priorité étant de bien trouver un espace de co-construction réel, et de trouver des solutions réalistes. Cela demande beaucoup de transparence, d’honnêteté pour obtenir un processus profondément collaboratif et démocratique.
Récemment, nous avons animé une mission de concertation pour l’aménagement du cœur de ville de Cournon d’Auvergne (à côté de Clermont-Ferrand). Les usagers n’étaient pas là uniquement pour défendre leur posture, ils devaient également se décentrer de leurs besoins individuels, comprendre les archétypes et complexités d’autres personnes, et composer avec afin de co-construire une ville appréciée de toutes et tous.”
Toutes ces réflexions et cette intelligence collectives aboutissent généralement à une mise en récit d’un espace, d’un lieu de vie, d’un territoire. Cette mise en récit suffit-elle à elle seule pour trouver des solutions pour produire des villes plus durables et plus joyeuses ? Ou doit-elle nécessairement être complétée par une mise en image et une mise en pratique ?
A. Jolivet Chauveau : “Nous considérons la mise en récit comme un moyen, un outil pour réactiver des lieux de vie et pérenniser des coopérations entre tous les acteurs et actrices qui gravitent autour de ces derniers. Mais ce n’est pas juste le récit qui fonctionne, c’est tout ce travail collaboratif pendant lequel nous représentons des intermédiaires facilitant le dialogue entre celles et ceux qui décident, qui conçoivent et habitent ou investissent un espace. Toutes ces dynamiques en amont, qui précèdent la mise en récit ou la mise en image sont toutes aussi importantes.
Parfois, avant de mettre en récit, il s’agit également d’accorder les violons, de se recentrer sur l’essentiel afin de réactiver un espace, un quartier. Il nous est, par exemple, arrivé de travailler avec des bailleurs, à Lyon, au sein de résidences aux nombreuses problématiques sociales et économiques. Notre mission consiste alors à recréer du dialogue, des liens entre les usagers, habitants et bailleurs.
Face à ces enjeux sociaux douloureux, l’aménagement d’un espace collectif est prétexte à favoriser la compréhension de l’autre et le vivre-ensemble. Les bailleurs sociaux étant des acteurs en présence sur le long terme, contrairement à d’autres professionnels tels que les promoteurs ou architectes qui sont principalement mobilisés dans les phases antérieures, ils représentent un réel levier pour assurer des formes de cohésion sociale. En plus du récit collectif, c’est tout simplement l’aspect humain, les interactions, le foisonnement de personnes engagées dans une vie de quartier qui rendent nos villes durables et joyeuses.”
Pour assurer la compréhension et la prise en compte des avis des usagers avec lesquels vous travaillez, votre méthodologie repose en grande partie sur ce que l’on appelle le design thinking. Comment définiriez-vous cette démarche et quelle fonction entretient-elle avec les projets urbains ?
A. Jolivet Chauveau : “Je considère le design thinking comme une démarche créative – la création illustrant, pour moi, la résolution de problèmes – qui utilise les outils des designers pour permettre de centrer les réflexions d’une équipe sur les besoins d’usagers. L’idée est aussi, par la suite, de partir de ces constats pour appuyer et approfondir la notion de la désirabilité, la faisabilité et la viabilité du projet. Ce qui est intéressant dans cette méthodologie c’est ce passage de l’idée au concret, cette transformation qui s’opère entre le fait de penser et de faire.
Parce que son intérêt repose également sur la remontée des besoins des habitants et usagers aux MOA et MOE. Le design d’usage, en cela, est presque un pléonasme. Le prisme de l’usager étant essentiel pour “donner forme”. Et au cœur du design thinking, de cette itération collective, de cette logique sur-mesure qui permet de reposer le cadre ensemble, on retrouve cette formidable armada de concepteurs, d’usagers et d’experts. Une démarche parfois complexe, c’est certain, mais profondément enthousiasmante.”
La Formidable Armada a d’ailleurs entrepris une phase de formation et de sensibilisation au design thinking auprès des étudiants de l’ENTPE. Finalement, est-il souhaitable que les professionnels de la fabrique urbaine intègrent collectivement ces méthodes et outils au sein de leur travail ? Ou est-il préférable de conserver l’apport d’une tierce personne dans un rôle d’AMU ?
A. Jolivet Chauveau : “L’école étant actuellement en train d’évoluer, notre objectif était d’ouvrir le potentiel créatif de ces futurs ingénieurs, de les amener vers une approche plus sensible et humaine moins centrée sur des données purement statistiques et quantitatives. Pour cela, les étudiants ont réalisé des diagnostics de terrain et sont allés à la rencontre d’usagers et d’habitants souvent de quartier QPV. Les divers cas pratiques étudiés, leur ont permis de mesurer l’importance de l’analyse des comportements des usagers pour expliquer certaines problématiques identifiées.
Par exemple, ils ont été mobilisés pour comprendre les défaillances d’un système de ventilation double flux installé au sein d’une école qui venait d’être rénovée. Pendant leur observation, ils se sont aperçus que l’agrandissement des bâtiments avait entraîné la réduction de la surface de la cour d’école, et que, de fait, les enfants sortaient deux fois plus souvent, par groupes séparés. De plus, les poignées n’étant pas adaptées aux enfants, les portes restaient généralement battantes ou semi-ouvertes. Ce n’étaient donc ni les capteurs, ni le système choisi qui étaient dysfonctionnels, mais bien l’accompagnement à l’appropriation de ces nouveaux aménagements et design, ainsi que la mauvaise transmission d’informations auprès des usagers. Une réalité vécue des usages et une vision pragmatique que les étudiants ont pu découvrir grâce à cette expérience.
De mon point de vue, le design thinking s’apparente finalement à du bon sens : être à l’écoute des personnes pour qui nous développons un service ou construisons un espace. En cela, il me paraît utile et intelligent que les professionnels de la fabrique urbaine puissent assimiler, ou tout du moins être sensibilisés à cette approche. Plus cela sera intégré aux pratiques et aux outils des différents métiers qui composent une équipe projet, plus les besoins réels des usagers seront pris en compte. En revanche, je considère utile le rôle d’une tierce personne, celle du designer, qui vient de l’extérieur et dont la fonction est vraiment d’apporter une forme de subjectivité, de repositionner l’équipe et d’assurer une certaine prise de recul.”
Pouvez-vous nous partager un projet qui vous a particulièrement marqué ? Par la thématique abordée, le public rencontré ou encore l’expérience vécue.
S. Tayebi : “Il y a deux prismes différents qui peuvent nous marquer : les cas quelque peu modèles pendant lesquels la méthodologie fonctionne particulièrement bien, le processus est parfaitement exécuté, et les conditions de projet, notamment la relation avec la maîtrise d’ouvrage, sont stimulantes ; et les autres, davantage intéressants et touchants par les rencontres, le lien social, l’aspect humain et, de fait, l’expérience forte qu’ils nous font vivre.”
A. Jolivet Chauveau : “Effectivement l’essence sociale des projets que nous accompagnons nous anime particulièrement. En 2019, dans le cadre du Festival International du Logement Social, nous avons été sollicitées pour animer des temps d’échanges entre professionnelles de la fabrique urbaine. Le groupe de travail était constitué de femmes qui investissent les problématiques urbaines à travers divers métiers (promotion immobilière, architecture, design, milieu associatif, habitat social…). Et la mission, que nous avons co-construite, entre autres, avec une chercheuse en psychologie sociale, consistait à aborder la thématique du logement sous le prisme du genre. Cela a été absolument passionnant de mettre autour de la table des professionnelles, d’horizons, de milieux et de métiers différents, et de rendre visible, ensemble, cette catégorie du genre dans l’espace urbain. Cette expérience a par ailleurs donné lieu à la naissance de l’association Toutes Habitantes.”
S. Tayebi : “Toute l’étape de terrain était, elle aussi, particulièrement forte et captivante. Nous sommes allées à la rencontre de femmes habitant le quartier des Noirettes, à Vaulx-en-Velin, pour essayer de comprendre leurs usages et leur rapport au logement. Ce qui nous a le plus interpellé est cette omniprésence de relations de voisinage et d’entraide au sein du quartier. Un véritable réseau de solidarités, d’intimités et de liens sociaux qui activent au quotidien les Noirettes, grâce à ces habitantes. Cela dépassait les échanges cordiaux entre voisins et voisines dont nous avions l’habitude. Cette expérience a conjointement fait évoluer nos engagements professionnels et personnels. La question de la posture étant importante pendant ce type d’ateliers, de l’empathie, du non jugement et surtout de la vraie écoute, nous avons nous-mêmes appris beaucoup auprès de ces femmes. Appris à limiter et remettre en question nos projections et biais sur un sujet donné, à comprendre davantage les enjeux et la nécessité du féminisme intersectionnel… Cela a enfin renforcé et accéléré certaines pensées sur le genre, l’urbain, l’inclusion. Un travail, mais surtout des moments passés avec des usagères et des productrices de la ville dont nous nous souviendrons longtemps !”